Hier soir, en fermant les volets, j'ai découvert sur le seuil un hérisson terrifié.
Stupéfait de m'avoir vue surgir dans la lumière comme venue d'un autre monde, il s'était blotti dans sa peur comme au creux d'un tas d'aiguilles. Son souffle effaré soulevait ses épines tremblantes, tout comme un coeur d'humain aurait battu la chamade.
Je l'ai imaginé, l'instant d'avant, courant furetant dans la nuit, vivant sa libre vie de hérisson dans le jardin rempli d'ombres et de froissements furtifs, en compagnie de la hulotte. Tandis que moi je me tenais à l'abri sous la lampe, dans la chaleur bien close de la maison.
Entre sa nuit et ma lumière, il n'y avait qu'une mince cloison. J'avais ouvert la porte.
Presque rien ne sépare l'existence des humains de celle des animaux sauvages.
Nous sommes comme eux faits de chair, nous souffrons comme eux de la peur, comme eux nous repoussons la mort par de pauvres moyens.
Mais nous avons posé partout des cloisons, et refermé les portes. Ils restent à l'extérieur, forcément étrangers : c'est à ce prix que nous sommes humains.
Parfois, pourtant, sur le seuil, nous rencontrons un petit hérisson, égaré, terrifié, et nous sommes surpris, et nous sommes émus de le trouver si proche, et si semblable à nous sous son manteau d'épines.
Le houx
J'ai d'abord cru que c'était une grappe de gui parasite.
Mais non, c'était un houx qui se nichait là-haut, à la fourche énorme du plus haut, du plus vieux, du plus large de tous les platanes de l'allée séculaire. J'ignorais que les houx pouvaient s'établir ainsi, perchés sur de vieux troncs comme oiseaux sur la branche.
C'était bien un houx cependant.
Un petit houx nouveau, un enfant du hasard né d'on ne sait quelle graine, qui n'aurait pas dû vivre, mais qui s'était enraciné, tenace, ébouriffé, dans le pauvre terreau d'un ancien nid défait.
Avec toute la douceur des êtres vraiment forts, l'immense platane avait recueilli l'égaré, il l'avait bercé dans le vent comme un jeune oisillon.
Sans se demander si l'arbuste à venir allait lui prendre de sa sève, il l'avait protégé et il l'avait nourri, il l'avait installé sur ses larges épaules comme au bord d'une lyre. Et, lui, maintenant, le géant, il n'en était que plus vaste. Il n'en était que plus vert. Il n'en chantait que plus haut dans le choeur du printemps.
La colombe
Il y a des photos, comme ça, qu'on prend pour rien ˗ ou peut-être pour eux. Oui, qu'on prend pour eux, au passage - pour eux que l'on ne connaît pas, pour eux qui ne le savent pas. Simplement pour qu'elles restent posées en lieu sûr, la trace de l'humble sourire, la lumière bleue d'un après-midi de printemps, la douceur d'être deux dans le jour finissant, la blancheur fugitive de l'aile de la colombe.
Pour qu'il existe encore, quelque part, au lendemain de solitude, de fatigue et de pluie, ce petit brin de quelque chose qu'ils auraient pu appeler le bonheur.
Hanami 2015
花見 Hanami :
fleur/regarder (traduction littérale)
fête des cerisiers en fleurs
soleil du soir et fleurs tombées
sur son ombre penché
le canard disparaît
J'ai écrit ce "haiku" sous un cerisier du Japon que le soir déflorait.
Je le sais, pourtant, qu'on ne peut pas écrire de haikus en français.
Il y faut cette langue de très peu de syllabes et de tant d'homonymes où les échos résonnent et où les mots se jouent.
Cette langue d'idéogrammes où les sens se dessinent en "clés" entremêlées comme vagues sur l'eau.
Cette langue synthétique où tout s'emboîte et s'empile, où l'on pourrait ranger des mondes en presque rien de mots.
Cette langue si sage où il suffit de dire "hanami" pour évoquer, d'un souffle unique, tout à la fois les fleurs fragiles et le regard humain plus fragile que les fleurs. Avant de s'en réjouir en buvant du saké.
un cerisier pêcheur
et son filet de fleurs
il passe comme une ombre le canard de l'étang
Bleu
Quand je les ai vus la première fois, c'est sûr, j'ai d'abord été un peu surpris.
Ils étaient venus à pied avec trois fois rien de bagages.
Ils ont posé leurs sacs devant la maison de la mère Amoureux. Juste là, sur la pierre cassée du seuil. La femme a remarqué le puits dans l'herbe haute. Ils se sont penchés, ont essayé la chaîne. De loin, je l'ai entendue grincer, mais ça a eu l'air de fonctionner, car ils ont remonté le seau. [...]
Suite du récit sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com
Pâques
Tout à l'heure, je traversais la place Royale. Il faisait triste, il faisait foule, il faisait gris - avril revêche attendait son printemps en faisant les cent pas.
J'ai d'abord vu cet homme qui dessinait sur le trottoir, avec ce qui m'a bien semblé être du marc de voyant, une de ces fleurs immenses qui dans les dessins d'enfants sont comme des soleils montés en graines.
Un peu plus loin, il était là, celui qui écrivait, assis dans son recoin. Personne ne le remarquait, et lui ne remarquait personne, tandis qu'il posait lentement sur son cahier, l'un après l'autre, les mots qu'il choisissait.
Une fanfare joyeuse tintamarrait quelque part son sacre du printemps. Il écrivait, il écrivait toujours, patient comme un poète.
Et... comment l'expliquer ? Vraiment c'était si ténu : il y avait quelque chose, cet après-midi, sur cette place, dans ce samedi d'avril frisquet. Il se passait quelque chose. De très léger de presque imperceptible.
Oui, je crois bien que c'était lui, l'esprit de Pâques, qui se glissait parmi nous. Incognito. Bien là pourtant.
L'esprit de Pâques, léger comme un soleil d'enfant roulant parmi les fleurs.
L'esprit de Pâques...
Lorsque tout est possible, et qu'on y croit vraiment, et que tout va pouvoir commencer, bientôt, dans le coup de trompette du printemps revenu.
Poissons d'avril
Tout à l'heure, j'étais à la bibliothèque. L'une des employées avait un poisson de papier accroché dans le dos. Un petit poisson maladroit dessiné par un enfant.
Bien sûr, puisque nous étions le premier avril.
Je me suis souvenue brusquement de ces premiers avril de "vacances de Pâques", à Guéret, où nous décorions le dos de mon grand-père, rentré pour le déjeuner, de tout un banc frétillant de petits poissons colorés.
Chacun en accrochait en pouffant deux ou trois sur sa veste, tandis qu'il lisait son journal, mais mon grand-père ne paraissait s'apercevoir de rien, même quand les plus petits devaient s'y reprendre à plusieurs fois...
Puis, tandis que nous étouffions à grand-peine nos fous rires, il attrapait son manteau tout chargé de goujons, et il l'enfilait par-dessus sa veste enguirlandée, toujours sans rien remarquer. Avec la même impassibilité il descendait l'allée qui menait à son bureau, tandis que nous guettions à la fenêtre, hurlant de rire, l'envol léger des guirlandes de papier accrochées à ses basques. Lorsqu'enfin nous le voyions pousser la porte du "service", harnaché d'oriflammes ondoyants, notre joie n'avait plus de bornes.
— Qu'il est distrait, pensions-nous, qu'il est facile à berner.
Et nous n'étions pas loin de le croire un peu niais.
Comment aurions-nous pu nous en douter, qu'il était plus fier de sa ribambelle de joyeux alevins que d'autres de leurs décorations ?
Qu'il dirait au bureau, tout content, en décrochant sa pêche : "Tiens, ce sont les gosses qui se sont bien amusés, aujourd'hui".
Comment aurions-nous pu le comprendre, que ces poissons de papier étaient les fragiles hameçons du bonheur accrochés par nos rires d'enfants à sa vie vieillissante ?
Comment aurions-nous pu le deviner, qu'un jour il allait mourir, et qu'il ne resterait plus rien, pas même un rond dans l'eau brouillée, de nos petits poissons perdus dans la grande mare du temps.
Le sens de la vie
C'était jeudi, en fin après-midi, je flânais au bord de l'Erdre. J'avais pris par le pont de la Motte Rouge et je m'étais amusée à photographier, en bas, tout près des piles, ce "sens de la vie" aussi bleu qu'un poisson qui nous invitait à remonter joyeusement le courant.
Un peu plus loin, un long héron paisible au grand bec souple et fin comme un pistil attendait, haute fleur grise en barque sur l'eau grise, le vent qui le ferait oiseau.
Tout était si beau, si lent, si tranquillement arrêté sur les aiguilles d'un jour de mars et de printemps douceâtre. J'étais si bien, heureuse, au bord de l'eau, à regarder se lier et se délier comme d'étranges destins les vagues hypnotiques.
J'aurais pu en rester là, ranger avec tant d'autres, dans un coin de la boîte à pêche où tant d'images vont s'éteindre, petits poissons perdus de la mémoire, ces impressions bleutées d'un après-midi de printemps bruineux.
Mais on ne peut pas toujours, on ne peut presque jamais en rester où l'on avait cru pouvoir s'arrêter.
Voilà qu'il y avait une autre histoire. Voilà que tout à l'heure, dans le journal local, j'ai lu que vendredi matin, très tôt, à l'endroit précis où j'avais rencontré, jeudi soir, près d'une fleur de héron, "le sens de la vie" on avait trouvé le corps noyé d'une vieille femme là exactement là où je m'étais tenue on avait trouvé un corps de suicidée flottant entre deux eaux oscillant dans la vase comme un poisson perdu tout contre les piles du pont de la Motte Rouge. J'ai revu avec malaise ma promenade de jeudi. "Elle" était déjà là, peut-être, sous la peau de reflets de l'eau grise, pendant que je m'amusais du "sens de la vie", pendant que je regardais le héron s'envoler. Je me suis souvenue de cette nouvelle de Maupassant, "Sur l'eau", où un pêcheur ramenant au soir son bateau, séduit par la splendeur de la rivière, jette l'ancre pour fumer sa pipe en paix sous la lune, finit par découvrir, après une nuit cauchemardesque, que son ancre immobilisée est accrochée à un cadavre. J'ai repensé à cet étang magnifique, près de Moisdon, dont j'aimais tant les rives d'ardoises et de bruyères, avant de découvrir brutalement qu'il avait été bordé sous Vichy par un camp de concentration. Il y a bien des mondes en ce monde. Des mondes en paix, des mondes heureux, et d'autres harcelés de douleur. Des mondes que tout semble séparer, mais qui en réalité se côtoient et se poursuivent comme des plaques tectoniques tout autour de nos vies. Parfois il arrive que le paisible continent où nous pensions nous tenir en joie se retrouve d'un coup plaqué tout contre l'Autre. Alors tout tremble et tout vacille. Il fait nuit en plein jour et les fantômes rôdent où nous pensions flâner. En littérature, on appelle cela le fantastique. Et dans la vie quotidienne, je ne sais pas. 28 mars 2015
Voilà qu'il y avait une autre histoire. Voilà que tout à l'heure, dans le journal local, j'ai lu que vendredi matin, très tôt, à l'endroit précis où j'avais rencontré, jeudi soir, près d'une fleur de héron, "le sens de la vie" on avait trouvé le corps noyé d'une vieille femme là exactement là où je m'étais tenue on avait trouvé un corps de suicidée flottant entre deux eaux oscillant dans la vase comme un poisson perdu tout contre les piles du pont de la Motte Rouge. J'ai revu avec malaise ma promenade de jeudi. "Elle" était déjà là, peut-être, sous la peau de reflets de l'eau grise, pendant que je m'amusais du "sens de la vie", pendant que je regardais le héron s'envoler. Je me suis souvenue de cette nouvelle de Maupassant, "Sur l'eau", où un pêcheur ramenant au soir son bateau, séduit par la splendeur de la rivière, jette l'ancre pour fumer sa pipe en paix sous la lune, finit par découvrir, après une nuit cauchemardesque, que son ancre immobilisée est accrochée à un cadavre. J'ai repensé à cet étang magnifique, près de Moisdon, dont j'aimais tant les rives d'ardoises et de bruyères, avant de découvrir brutalement qu'il avait été bordé sous Vichy par un camp de concentration. Il y a bien des mondes en ce monde. Des mondes en paix, des mondes heureux, et d'autres harcelés de douleur. Des mondes que tout semble séparer, mais qui en réalité se côtoient et se poursuivent comme des plaques tectoniques tout autour de nos vies. Parfois il arrive que le paisible continent où nous pensions nous tenir en joie se retrouve d'un coup plaqué tout contre l'Autre. Alors tout tremble et tout vacille. Il fait nuit en plein jour et les fantômes rôdent où nous pensions flâner. En littérature, on appelle cela le fantastique. Et dans la vie quotidienne, je ne sais pas. 28 mars 2015
Heure d'été
Une petite pensée ce matin pour celui qui va grimper sur l'échelle, tout près des anges, pour s'introduire dans le beffroi comme un hibou, et faire tourner les aiguilles du côté de l'été.
Dans ce monde où les pendules auraient tellement besoin d'être, toutes et partout, remises à l'heure, c'est une lourde, c'est une douce tâche : prendre l'échelle, et s'approcher du ciel, accompagné par la fanfare du paradis, pour tourner lentement, sous le soleil d'en-haut, la grosse clé du temps.
Horloger laborieux, remettre en bon ordre céleste un petit bout du vaste monde. Et se dire que c'est déjà ça. Avant de redescendre dans le tumulte affolé des rues. Et de ranger la clé dans le tiroir plein d'ombres.
29 mars 2015, passage à l'heure d'été
Le dieu dans l'arbre
On l'avait tronçonné étêté amputé retaillé et scalpé... et, contre toute attente, on avait libéré le dieu qui se cachait dans l'arbre.
Etirant dans l'air bleu ses grands bras engourdis aux paluches de gorille, humant le ciel de ses naseaux d'ours, secouant sous le soleil sa tignasse de porc-épic, tandis que craquait dans la mue son écorce d'iguane, il hésitait encore, entre sommeil et jour, à ouvrir ses yeux clos de tortue paresseuse.
Bientôt il bondirait, emportant dans ses bois des feuillages et des nids, comme un renne de l'année.
Un dieu, je vous dis, un dieu, planté en vieux totem dans le champ du printemps, prêt à prendre sa course pour l'éternelle résurrection.