Il gisait sur le sol.
Tombé du nid ou jeté sous son arbre par un coucou du bois, il ne verrait jamais le ciel.
De son désir de vivre ne restait que le bec entrouvert - béjaune de merle noir sous sa peau de caillou - , et ce fin duvet gris qu'on distinguait très doux aux fentes bleues de la coquille.
Il s'en irait nourrir les petits du corbeau, ou bien l'éplucheraient de leurs pinces rapides les nécrophores pansus.
Cent coquilles brisées pour un seul oisillon jeté vers l'avenir, une vie sacrifiée rassasiant le jardin : c'est la Loi, c'est ainsi, et le total est toujours bon pour ce comptable fou qu'on appelle Nature.
Mais nous, mais nous humains, qui ne voulons pas de la Loi, nous qui devons, pour être humains, obstinément dire non.
Café vendéen
C'était au carrefour d'un jour de pluie, dans une rue inconnue du vieux Rezé. D'un seul coup ils ont été là, devant moi, en technicolor, sur l'écran déployé par la rue, les jours de soleil dans le claquement des lessives, les draps où les enfants se glissaient en fantômes rieurs, les habits qui dansaient comme des pantins sur leur corde, les grands sous-vêtements funambules qui se prenaient pour des drapeaux, le seau galvanisé posé dans l'herbe, les épingles à ressort qui rouilleraient la nuit sur le linge oublié à la lune. Et aussi les petites boutiques de village à devanture de faïence, les ouvriers en maillots de corps accoudés au comptoir, les femmes en tablier, le grand "filet" des courses posé sur la table de formica, près des épluchures de pommes de terre pelées à l'"économe", sous le papier tue-mouches.
A cette époque on économisait pour s'acheter des caméras super 8. On filmait trois minutes sur la pellicule toujours trop brève. Ensuite on coupait, on recollait, on montait bout à bout les images.
C'est comme cela qu'elle travaille, la mémoire. Aux ciseaux et à la colle. Qu'elle nous fabrique avec quelques images ces vieux morceaux de films qui ont l'air d'avoir été vrais, et de n'avoir parlé que du bonheur.
Dire qu'elle trouve toujours quelque part un écran, cette obstinée monteuse, un bout de mur, un drap tendu, n'importe où peu importe, pour projeter encore, sous nos yeux d'enfants fascinés, ses bobines entassées.
Muguet (réédition)
C'était un sombre mai
La pluie battait sur le jardin
La mesure morne de l'hiver.
Je n'ai trouvé dans l'herbe haute
Qu'un seul brin de muguet
Qui croyait au printemps.
Je ne fêterai pas le mai
De ceux qui rient de ceux qui croient
A l'avenir radieux aux matins de triomphe.
Je fêterai le mai
De ceux qui pleurent de ceux qui doutent
Et désespèrent dans l'ombre.
A ceux-là il est vrai
Je n'ai que peu à dire
Et bien peu à donner.
Rien qu'un peu de muguet
S'efforçant de fleurir
Sous la pluie qui le glace.
Vous qui souffrez vous qui pleurez
Prenez ce brin de mai
En larmes et en fleurs.
Souvenez-vous de la patience
Du jardin sous la pluie,
Souvenez-vous de l'espérance.
La glycine
Installez-vous, je vous en prie… prenez ma place à l’ombre. Ça tape, aujourd’hui… un mois de mai splendide, cette année, n’est-ce pas, un peu chaud tout de même, mais on ne va pas se plaindre… voyons, je vous en prie… installez-vous là, sous le parasol… Ce n’est pas si souvent, qu’un étranger vient s’asseoir ici. [...]
Suite du récit sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com
Avenue Montaigne
La belle dans sa robe à 1960 euros. Le mendiant béquillant en survêt' de misère. Colocataires tranquilles du trottoir schizophrène.
Cette façon qu'a le luxe de scintiller tout près de la misère... Et cette indifférence de la misère à côtoyer le luxe. Cela m'a toujours fendi le coeur.
Si souvent je me suis interrogée. C'est si étrange. Une énigme vraiment. Aussi bizarre, aussi aiguë que cette grille à pointes d'or empalant nos questions.
Et d'un seul coup, avenue Montaigne, je l'ai vue, ma réponse, toute simple, toute sotte et si triste, dans le profil absent de ces deux-là :
chacun regarde de son côté.
Quand tout partira au vent
Ce n'était plus là-haut qu'un morceau de carton délavé par la pluie, froissé aux mains des jours, portrait perdu d'un visage esquissé
ouvrage inachevé déjà fané d'un artiste désabusé qui n'avait pas signé.
Quand tout partira au vent
il ne restera
pouvait-on lire d'en bas.
Le reste du message était roulé comme un serpent dans son ombre d'énigme.
Quand tout partira au vent...
de tout ce grand effort de l'art, des succès, des échecs, des visages adulés dans leur rond de lumière, des humbles repoussés dans leur noir de coulisse, des discours applaudis et des voix qui murmurent, des portraits qui se vendent, de ceux qui vont se pendre au clou de tante Misère
quand tout partira au vent...
... il ne restera
rien.
Ou bien si peu. Si peu que rien. A peine quelques grains au tamis de demain.
Il le savait, celui-là, il s'apprêtait à nous le dire, pourtant il s'est interrompu, et il l'a fait, son dessin, sur son bout de carton, et même il a escaladé les murs, pour le donner au vent, et l'accrocher au vide comme dans un musée.
Pour que demain se sème, il faut jeter au vent tant de graines perdues qu'aucune ne s'égare mais trace le chemin.
Travaillons pour le vent.
Car le temps fait son oeuvre de nos oeuvres envolées.
Etre et entrer
Ce soir-là, au-dessus de la porte du Lieu unique, deux lettres étaient éteintes, si bien que le mot "être" apparaissait tout vif et brûlant dans le mot "entrée". Je n'avais jamais pensé à la parenté de ces deux mots. Jamais non plus imaginé qu'une présence pouvait s'inscrire à l'intérieur d'une absence.
Je l'ai trouvé étrange et beau, le bref message de ces lettres de néon vacillantes, qu'on réparerait dès le lendemain sans doute.
Les fritillaires
Si j'avais à peindre le jardin d'Eden, j'y planterais des fritillaires - des fritillaires sauvages, des fritillaires pintades. Je leur dessinerais des robes de bal à crinoline, des jupes de soie à petits pois. Dans leurs cornets à dés, j'abolirais une bonnne fois le hasard. Je suspendrais leurs clochettes au ciel comme des campaniles. Puis, d'un souffle, je les ferais s'envoler, en oiseaux libres et roses, par-dessus les rivières et par-dessus les prés.
Si j'étais un peintre naïf, je placerais partout des fritillaires, en corolles géantes de tulipes fantaisie. J'en ferais des forêts, j'en ferais des églises, j'en ferais des ballons, j'en ferais des chapeaux, j'en ferais des oiseaux et j'en ferais des femmes.
J'ai eu bien du mal à les dénicher, pourtant, mes fritillaires.
On m'avait dit qu'elles n'avaient pas tout à fait disparu. Qu'on en trouvait encore, dans les prairies de Loire, du côté de cette île Clémentine qui porte, dit-on, le nom d'une jeune fille venue jadis accoucher là de son enfant naturel.
Alors j'étais partie, confiante, à la chasse-photo, me promettant de capturer au filet des pixels quelques belles pintades égarées. J'ai marché longtemps, enfonçant dans la boue, au long des boires et des roselières. Soudain, quand je n'y croyais plus, je les ai trouvées, dans un pré spongieux que bordait une haie de trognes aussi tourmentées qu'un vieux troupeau de menhirs. Petites taches sombres que le vent penchait dans le vert : c'étaient elles, enfin, innombrables et menues, craintives et parfaites, qui se cachaient dans l'herbe comme des oeufs de Pâques.
Si j'avais à peindre des fritillaires, je planterais d'abord l'Eden, pour qu'il soit leur jardin.
L'autre
Souvent, on voit cela, dans le tronc des très vieux arbres : un arbre de bois mort, emprisonné dans l'arbre vivant. Cadavre du jeune arbre mangé de capricornes, enchâssé comme un os dans le corps du vieil arbre encore vert.
Et je me dis que vieillir, ce n'est pas autre chose. Grandir sur celui qu'on n'est plus, l'ensevelir en soi-même. Puis dans la douleur de l'avoir perdu, de l'avoir tué peut-être, continuer, continuer, sans lui - toujours avec lui pourtant.
Etre soi-même et l'autre, toujours l'autre, celui qui est mort, mais qu'on porte à jamais en soi, à moins que ce ne soit lui, toujours lui, qui nous porte plus loin.
Partie de pêche
Il aime bien balancer ses jambes dans le vide. La branche bouge et grince un peu sous son poids, il a presque peur de tomber. L'arbre tremble, il ferme les yeux... il marche sur un pont de liane. Au-dessus du ravin profond où guettent les reptiles, il avance inflexible, funambule impassible. Le pont de corde oscille sous ses pieds, il est agile et audacieux, il s'en va loin, il s'en va droit, rien ne peut l'arrêter [...]
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