C'est comme ça, la rue : des gris obstinés de crasse, résolus dans l'obscur, le décrépit, le triste - de sombres façades à l'enseigne de mère misère - et puis, tout à côté, des murs joyeux, des fenêtres à rideaux festonnés, des bouts de Versailles sur le balcon, de la lumière qui danse au long du séjour traversant, et du jaune, du rose, du saumonné, pour baigner dans le monde comme une truite dans la rivière.
Des murs et des balcons qui préfèreraient ne pas frayer ensemble, contraints pourtant à se serrer ciment contre ciment, gouttière contre gouttière, flanc contre flanc, collés, pressés, poussés pour le même voyage, comme les usagers usés des transports en commun... gardant tout de même chacun son quant-à-soi - front levé, regards figés, évitant de lorgner le voisin.
C'est drôle que les fenêtres aient des visages - qu'elles soient comme ces gens qu'on croise, quand on va son chemin pressé, dans la foule qui passe.
Dire qu'on aurait pu ne pas lever la tête... dire qu'on aurait pu, dans le tumulte de la rue, oublier de se demander quelles vies, derrière ces vitres, comme malheur et bonheur - ou comme bonheur et malheur -, si étroitement se côtoient, silencieuses, là-haut, dans l'ombre des fenêtres closes...
Les saisons passent et reviennent, nous rappelant sans bruit, si nous y prêtons garde, que seul le temps humain, cette illusion de nos pensées trop courtes et de nos vies précaires, est linéaire. Ainsi, dans les parcs de la ville, près des rues tristes où nous allons, passants fatigués, vers nos vies qui s'égarent, les massifs défleuris, desséchés et fripés, se parent, d'un même élan, de fruits, de feuilles mortes et de bourgeons.
Sur cette fleur encore splendide et dorée par le soir, une petite tache blanche, imperfection à peine visible mais appelée à grandir, posée par l'été mourant sur l'un des pétales encore vifs, annonçait déjà le déclin, l'âge et l'hiver.
Etait-ce un souci, un cosmos ou plutôt un petit tournesol rouge, tournant comme le monde, saignant comme les heures passées ? - je n'aurais su le dire. C'était simplement une fleur marquée pour la mort, tout aussi bien que les chênes qu'on abat aux grands bois de l'histoire.
L'hiver avait déjà posé sa main pâle et glacée sur son destin qui s'inclinait. Pourtant, alors que je la photographiais, une abeille d'automne, pure et luisante goutte de miel brun, est venue, comme au printemps, butiner - lutiner - son coeur vivant, ardent comme un soleil d'été.
Et le temps tout entier, le temps du monde, tenait en cercle, dans le tournoiement des saisons, de la fleur et de l'abeille sage.
Je marchais dans les allées du parc, quand j'ai entendu le son d'un accordéon.
La musique trébuchait un peu, cherchait, s'exerçait. C'était l'effort d'un apprenti, d'un débutant, cela aurait pu être le jeu d'un enfant, ou d'un adolescent... mais quelque chose d'imperceptiblement timide et honteux, qui n'avait rien d'enfantin, se glissait dans l'élan maladroit des notes - quelque chose de tendre et de profond qui s'en allait comme un mince filet de nuage vers le ciel moutonnant, si tiède encore, de ce dernier après-midi d'août où le vent descendant, d'un coeur léger, les pentes de l'été, poussait doucement ses troupeaux vers les vallées d'hiver.
Sur les chemins de la roseraie, qui tournent comme le temps et sinuent comme la vie, j'ai suivi la voie hésitante que me traçaient les sons.
Et j'ai enfin aperçu l'accordéoniste.
C'était une femme déjà âgée, aux cheveux gris de brume, probablement une habitante des immeubles voisins, qui était venue s'exercer là, discrètement, cachée parmi les fleurs du parc immense.
Souvent, on attend qu'une vie soit écoulée pour accomplir, quand la saison est passée, et que les jours déclinent, un rêve d'autrefois.
C'est sans espoir, et beau pourtant, comme le dernier point de suspension s'ouvrant à la fin d'une phrase qu'on croyait close.
Cette femme était, je crois, dans le jardin qui se fanait au dernier soleil de l'été, une rose d'automne, qui aurait eu un désir de printemps.
Le vent jette aux oiseaux
l'été comme le grain
pour que le temps le sème
dans les labours d'automne
et dans le froid qui vient.
Coquelicot tombé
sur le coin du trottoir,
dans ta robe de bal
chiffonnée par les heures
et blessée sous nos pas,
il m'a semblé que tu étais
la fleur brûlante de l'été,
la belle des jours envolés
que l’ombre aurait clouée
sur nos regrets.
Au bord de l'Erdre lente, aux rives de la ville, nichent les cormorans. Hiératiques et sombres comme des divinités anciennes, ils attendent. Les yeux levés, le cou tordu, ils ont toujours l'air de vouloir déchiffrer, aux longs cartouches blancs que dessinent là-haut le sillage des avions et des nuages fugitifs, des phrases invisibles, de mystérieux signaux.
Et les arbres des rives chargés de ces cormorans immobiles semblent de grands chandeliers sombres enfoncés dans la terre face aux bateaux qui passent, d'étranges sémaphores, plantés sur la rive du monde pour avertir ceux qui passent - de quelle obscure menace, là-haut, que leur déroberait le bleu du jour et la douceur des berges ?
Parfois, un des oiseaux s'envole et rase l'eau pour attraper un poisson dans un sillon boueux du flot qui se referme. On se sent soulagé, on se dit que ce n'est après tout qu'un oiseau pêcheur, un banal cormoran, venu de la mer, retiré dans les terres, un dévoreur de poissons, un glouton comme un autre.
Puis l'oiseau revient, sans bruit se percher sur la rive, pour guetter, immobile et sombre, le ciel si bleu qui nous paraît de nouveau traversé de nuages, de sillages et d'angoisses.
Que pourraient donc savoir les oiseaux, que les hommes ignorent encore ?
Il est assez curieux, pour le passant qui, descendant la côte de l'Hermitage, approche de la statue de Sainte-Anne, de lire, sur le panneau fixé près du socle où, droite et souveraine, elle tend vers l'estuaire sa main de pierre bénie, au lieu du nom de la sainte, de tous les renseignements qu'il attendrait sur la statue et le culte qu'on lui rend, ce seul mot : STOP. Cela doit vouloir dire quelque chose, se dit le passant, cela ne peut relever entièrement du hasard, ou de la négligence des services municipaux. Il s'arrête un instant, obéissant à cet ordre mystérieux - et brusquement devant lui tout est là - cette courbe de Loire où le jaune d'or de la grue Titan s'accorde si bien aux tours grises et brumeuses de la cathédrale, ces rochers furieux arrêtés au flanc bleu de la ville, ce rivage apaisé où le bras d’une sainte salue le Corbu de Rezé.
Et le ciel, tout entier rassemblé dans cet instant, se couche en rond là-bas comme une bête douce.
Ce soir, avant de fermer la porte du jardin, j’ai photographié la lune. Car Neil Armstrong vient de mourir et s’y trouve désormais pour toujours.
Je me souviens si bien de cette nuit d’été, de cette nuit de songe qu’il a passée là-bas, là-haut, sur la lune, quand il était encore vivant.
C'était pendant les grandes vacances et j'étais à Guéret, chez mes grands-parents, avec mes frères et mes cousins. Nous dormions depuis longtemps quand mon grand-père, solennel, est venu nous tirer du lit.
Dans le petit séjour où trônait, sur un meuble protégé d'un napperon, la télévision toute neuve, les voisins étaient déjà là, venus en hâte. Nous, les enfants, encore appesantis de sommeil, nous nous étions serrés par terre, devant l’écran.
Il ne se passait rien. On entendait des hommes se parler dans une langue que nul ne comprenait, interrompus par des bips incessants et étranges.
Et puis soudain on avait vu. L’image brouillée tremblotait. Un fantôme gris de scaphandrier, un homme vacillant, empaqueté comme un bonhomme Michelin, était lentement descendu d’une échelle. Enfin il avait posé sur le sol un pied hésitant. Alors il avait prononcé une phrase destinée à devenir célèbre, et de laquelle personne, dans la salle de séjour néo-Henri II de mes grands-parents, n’avait compris un mot. Cependant tous s’étaient mis à crier de joie, et mon grand-père avait filmé l’écran en super-8 (où donc est-il, ce film, aujourd’hui ?).
Puis une autre ombre lente était descendue de l’échelle.
Et la danse avait commencé. Maladroite d’abord, si pure bientôt, si aisée. Les ombres allaient et venaient, bondissantes, transparentes, s’affairant, auprès de machines inconnues, à des choses incompréhensibles, mais qui semblaient graves et urgentes dans l’échange incessant des bips et des voix étrangères.
Elles avançaient, bondissant toujours, dans une étendue triste de sable gris semée de trous circulaires qui semblaient le résultat d'impitoyables bombardements, avec l'élégance des acrobates oubliant tout du sol sur le trapèze qui les emporte au ciel..
C’était beau, autour de moi on ne cessait de s’exclamer, et mon grand-père filmait encore. Pourtant je m’étais sentie un peu effrayée, à les voir si légers au milieu de leur désert obscur, ces héros pour lesquels on nous avait tirés du lit.
Le présentateur se réjouissait, l’humanité venait, disait-il, de faire un immense progrès. Et l’on poussait des cris de joie. On s'appelait dans les rues, des fusées de cheminots éclataient à la gare. Le monde était infini, l’avenir sans limite. Moi, je plissais fort les yeux, je savais qu’il faudrait que toute ma vie je me souvienne de ces images et de ces mots d’une nuit de juillet.
Car j'avais appris beaucoup ce soir-là.
J'avais appris que l’humanité est forte, courageuse et belle, capable d’aller sur la lune, de s'y mouvoir avec l'aisance qui n'appartient qu'aux dieux et aux danseurs de cordes, capable aussi d'admirer ses héros, de tirer d'eux sa joie et son amour de l'avenir.
Mais j'avais découvert, en même temps, qu'un homme, même le plus célèbre, même le plus vénéré, même casqué et revêtu d'une armure de cosmonaute, n'est guère, vu de là-haut, qu’une petite chose fragile et légère, une ombre à peine distincte sur un écran brouillé.
Aujourd’hui mes grands-parents sont morts, et leurs jeunes voisins de Guéret sont devenus de tremblotants vieillards. Et toi, Neil Armstrong, qui fus la gloire de la science et l'espérance d'une époque, tu t’es définitivement envolé vers la lune. Tu étais si grand, tu étais si léger.
Comme l’humanité.
26 août 2012
"Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l'air.
(Aloysius Bertrand, "Ondine", Gaspard de la Nuit)
Au bord du plan d'eau, le dimanche, c'est un fouillis de cannes à pêche, longues et minces libellules de toutes les couleurs. Les pêcheurs vont de l'une à l'autre. Gens calmes et silencieux, ils restent là des heures, surveillant peu leurs lignes, regardant beaucoup l'eau.
Sur le flot vert où se trempe le ciel, bel oiseau assoiffé qu'ébouriffent les branches, vont en famille les canards bruns, promeneurs du dimanche, autres pêcheurs très silencieux. Des araignées marchent sur l'eau comme des Christ délicats, les saules immenses ouvrent au vent les rideaux tremblants de leurs tentes.
Et les carpes, au milieu de l'étang, font leurs ronds de danseuse, happant à la surface une mouche étourdie, un brin d'herbe qui passe.
Il arrive, quelquefois, que l'une d'elles aille en rêvant se pendre à l'hameçon. Le pêcheur, alors, tiré de sa torpeur, hésite un peu. Si par hasard la carpe est large et qu'elle luit au soleil, désirable, de tous les reflets de l'étang, il la pose doucement dans sa musette, et longtemps la regarde s'éteindre ; le plus souvent, il la rejette à l'eau - petite carpe deviendra grande, et le pêcheur est si patient...
Vient-on vraiment, le dimanche, au plan d'eau, pour pêcher des poissons ?
Ne vient-on pas plutôt pêcher en songe les reflets qui éclairent la peau brune des vagues, le tremblement des saules, et la langueur du jour qui passe ?
La lumière du matin tisse d'or frais chaque sillon du flot, l'après-midi on voit voguer sur l'eau lente l'ombre des arbres bleus, le soir teinte d'ivoire et de sang tiède l'eau qui s'approfondit, tandis que vient la nuit, de son pas velouté de fauve.
Et les pêcheurs qui tout le jour attendent, paisibles, face à leur image qui tremble et lentement s'efface en se mêlant au flot, ne sont-ils pas, tout simplement, dans ces humbles dimanches de la vie, près de leurs cannes à pêche, les sages de ce monde, restés sur le rivage ?
Que l'on puisse décorer ainsi un vieux mur, au coin d'une gouttière rouillée. Que l'on puisse s'agenouiller un quart d'heure sur le sol, à fixer soigneusement, sur le ciment frais recouvrant on ne sait quel désastre, des coquillages et des galets ramassés là-bas, où si rarement on est allé, au bord de cette mer aux lointains mirages, dont on a gardé tout le bleu dans les yeux qui vieillissent, et le sable léger comme paillettes au creux des mains qui travaillent. Que l'on puisse tracer, à ras de bitume et de glaise, un petit chemin de Compostelle pour les pluies pèlerines descendant d'un vieux toit. Que l'on puisse peiner à orner sa maison de ce que les passants jamais n'admireront, tant on le place bas, tant on le colle à la rouille, à la paille, au goudron, aux pierres les plus usées.
C'est beau, comme de tailler un morceau de dentelle sur la pierre d'un puits noir, comme de poser un dessin tendre sur la paroi d'un cachot, ou comme de coller, en un soir de misère, des fleurs de faïence et de verre sur les parois étroites de la maison "Picassiette", à Chartres, tout près d'ici.
C'est peu de chose, évidemment, si peu de chose... un rayon mince de lumière, un grain de poésie naïve dans le quotidien sans pitié, la coque de l'espoir sur la perle fragile qui germa dans un coeur. Presque rien...
Mais c'est quelque chose, voyez-vous, que je photographie, quand je passe.
(A lire aussi, si vous ne connaissez pas "Picassiette":
http://www.chartres.fr/culture/arts-et-spectacles/maison-picassiette/
http://fr.wikipedia.org/wiki/Maison_Picassiette)
"Le mot qui la nomme est magnifique. Tout de grâce, de légèreté. Il possède lui aussi quatre l. Ainsi la libellule est-elle une symbiose parfaite de la nature et de la langue, de la biologie et de l'orthographe." (Bernard Pivot)
Libellule, c'est vrai, ton nom est un poème.
Non seulement parce qu'il contient les quatre l tout battants de tes ailes,
mais aussi parce qu'il te contient toi-même si belle,
et qu'il t'emporte au ciel d'un trait de plume et d'eau fraîche, dans l'aérienne et minuscule bulle de ton vol d'angelot.
Surtout, songes-y, libellule, c'est un nom qui commence comme le mot le plus beau de ce monde, qui est le mot liberté. Un nom plein de promesses.
Libellule, tu dansais sur la rive, j'ai suivi du regard l'arc-en-ciel frêle et rapide que tu traçais, entre eau et soleil, sur la page du jour.
Tu t'es posée, comme une feuille frémissante de toutes tes nervures transparentes, sur la haute tige d'une ombelle que les jardiniers avaient récemment fauchée.
Là, je t'ai vue, libellule, te jeter en gloutonne sur je ne sais quel puceron figé dans son sucre, oublié par les fourmis et les araignées. Longtemps tu t'en es délectée, animée par l'énergie de cette faim sans limite qui traverse toute la nature. Le vent te poussait, léger et joueur, cherchant à te ramener à lui, et toi tu résistais, avide d'achever ta proie. Je t'ai vue te replier, t'enfermer, accrochée à ta fourche, dans tes ailes naguère si belles, comme dans un voile gris, tandis que tes pattes articulées de mouche descendaient sur la tige asséchée, l'enserrant, se crispant de désir et d'obstination.
Puis, quand, le festin fini, tu as voulu regagner le ciel, tu es restée à terre, engluée par le traître fil qu'une araignée enfuie, mise en déroute par les faucheurs, avait laissé pendre derrière elle - arrêtée dans ton vol, pauvre acrobate, par le brin de filet déchiré dans lequel tu t'étais prise, en cherchant à mieux agripper ta proie sur la tige décapitée.
Prisonnière, tu m'as regardée de tes yeux étranges et inexpressifs.
J'aurais voulu t'expliquer, mais que peut-on dire à une libellule mue par cette grande faim qui traverse de part en part le monde vivant, et capturée enfin par elle ?
D'un doigt je t'ai délivrée... tu es repartie, un peu plus lourde, sous mon regard désenchanté, vers le ciel où le soir, déjà, poussait en lents troupeaux ses nuages assombris.
Si fragile beauté.
Difficile liberté.