Guidée
par cette sage enseigne,
qui parlait d'or dans la rue grise,
avant que ne tombe la nuit,
par ce reflet aussi, du vieux château des Ducs,
qui se penchait à la fenêtre,
de l'art,
je dirai, à mon tour,
qu'il est un étrange travail,
qui ne vise qu'à capturer l'instant
- pour toujours -.
Et puis je me tairai,
ayant laissé passer l'instant
- pour toujours -.
Sourissez à la vie
Le hasard est un dieu souriant.
Il m'attendait, je crois, cet après-midi, devant la porte de l'école des beaux-arts.
On avait déposé dans la rue de grands panneaux de carton, vestiges d'emballage que les éboueurs devaient emporter.
Et, sur l'un d'eux, un étudiant, dessinateur agile, insoucieux souriceau, et philosophe au clair sourire, avait gribouillé ce message, en forme de sagesse des nations, qu'un petit rayon de soleil d'hiver caressait souplement : "Sourissez à la vie et la vie vous sourissera"...
Le bonheur, c'est une petite chose si fragile. C'est doux et c'est rapide comme une souris qui s'enfuit. C'est l'humble obole que dépose la vie dans notre verre ou sous notre oreiller. C'est la légère fleur à crête de soleil qui pousse en pâquerette dans nos jardins d'enfance, près de la source vive et du bon chien fidèle.
Simple monnaie des jours, à peine de quoi subsister, mais de quoi oublier dans quelle souricière on nous a enfermés.
Cela vaut bien un sourire, en effet. Et même tous les sourires des hommes.
Alors, je vous le dis moi aussi : "Sourissez à la vie et la vie vous sourissera".
Beauté
Festival "Jardins des délices, jardins des délires", Chaumont-sur-Loire.
Présence inattendue dans l'ombre du chemin.
Ruban dénudé renoué du soulier de satin.
Humble drapeau flottant au radeau des humains.
Mot qu'emporte le temps, promesse du jardin.
Aussi pâle que l'espérance, et entachée de doutes, dans un monde couleur de sang : qu'est-ce que la beauté, sinon, là-bas, feuille tremblante, cette infime missive accrochée par le vent aux branches de nos vies ?
Nous la cueillons parfois comme une baie des ronces. Elle écorche souvent, et sa saveur étrange quelquefois est bien âcre. Distraitement nous en crachons les graines, pour que demain les sème.
Ainsi, nous avançons, un peu plus loin, sur le sentier ombreux qui nous mène à la nuit.
Biscuits
Enseigne - Rue Kervégan, Nantes.
J'ai rencontré rue Kervégan cette enseigne rouillée que le soleil dorait dans son grand four d'automne et que le soir léchait de ses derniers rayons comme d'un miel très pur.
Je ne l'avais jamais remarquée jusqu'alors... il y a pourtant trois bons siècles qu'elle est accrochée là-haut, si l'on en croit le catogan du cuisinier et les boucles de ses souliers. Et l'adresse était bien connue, à en juger par la prospérité de ce maître ventre, rond et tendu, fécond à engendrer les louis comme ses bons enfants.
Rue Kervégan, dans cette île Feydeau où les armateurs de la ville s'étaient nichés au XVIIIe siècle ainsi que sur un beau navire en partance, il y avait autrefois, bien sûr, des boutiques destinées à l'approvisionnement des équipages... Et cette enseigne nous rappelle que les biscuits ont d'abord été de rudes pains de marins bis cuits, deux fois cuits, deux fois passés au four sur la pelle du boulanger, et dont on surveillait longuement la cuisson. On les emportait secs et bien emballés dans de grandes boîtes en fer, on les trempait ensuite de soupe ou de vin, pour s'en nourrir pendant les longues traversées.
Puis les boulangères aux écus, se faisant pâtissières, les ont morcelés, sucrés, salés, noyés de beurre, de confiture ou de chocolat - et les frustes biscuits de mer sont devenus, ici, pour nous séduire, petits Lus ou B.N. Ailleurs, ils ont tout aussi bien pu éclore en délicates porcelaines, et charmants modelés de Sèvres ou de Saxe. On en a même vu se faire munitions de journalistes... Pourquoi pas ?
Car le temps, savez-vous, pétrit le langage comme un bon cuisinier, comme un boulanger malin, et chaque homme qui parle cuit et recuit, à petit feu très doux, sans même s'en apercevoir, tous les mots de sa vie, pour en mûrir le sens et en forcir l'arôme, afin de les confier, provision sûre, aux marins de demain, aux gourmands à venir, aux esthètes d'après, aux bavards de toujours.
Biscuits... mots dont se nourrit la pensée, vous êtes la pâte qu'il faut patiemment pétrir et lentement passer et repasser au four, pour en extraire sans fin, tout doucement, la saveur et la joie.
Deux fois, trois fois, dix fois, cent fois recuits,
les mots se boulangent, se pâtissent, se travaillent, se reposent, s'assombrissent, se dorent, se dégustent, se rêvent.
Mots salés, mots sucrés, mots croquants, mots fondants, mots brûlants, mots de soif, mots de faim, mots d'amour, mots d'exil,
mots de tous les voyages,
mots dont je veux faire mes bagages,
mots dont je veux faire mes délices,
biscuits de poésie...
Mon ombre
Au couchant je suis entrée sans savoir pourquoi dans cette rue très vieille où rôdait l'or du soir. Et voilà que mon ombre soudain m'a échappé. Se déroulant comme un chemin sur les pavés disjoints, grandissant à mes pieds comme un arbre léger, s'allongeant au soleil en lézard bleu, bondissant devant moi en sauterelle sombre, elle tirait ardemment sur sa laisse. Mais pour s'en aller où ? Vraiment je n'aurais su le dire... elle courait devant moi, vers des lointains que j'ignorais. Elle ne cessait de s'allonger, aussi mince bientôt, aussi pointue qu'une fusée, et coiffée de lumière - peut-être sur la terre avait-elle trouvé une route du ciel ?
Je l'ai photographiée sans pouvoir arrêter son élan. Puis j'ai tenté de la suivre, me cognant à chaque pierre.
Le soleil s'est éteint. Elle avait disparu. J'avais cessé d'être deux, j'avais fini de m'étirer plus loin que moi sur les pavés trébuchants, j'avais laissé sur le trottoir mes échasses de Jacob.
Et je me suis sentie à la fois soulagée et un peu triste - comme au sortir d'un rêve.
Car que me voulais-tu, mon ombre, dans ce dernier soleil, où m'aurais-tu conduite, si la nuit ne t'avait soufflée de son éteignoir ?
Juste un mot du 11 novembre
Juste un mot du 11 novembre, juste un mot pour toi, DAHOMA Simbala, du 7e Bat. d'étapes malgaches, que j'ai croisé tout à fait par hasard, au cimetière de Blois, sous le drapeau français en berne, dans le carré militaire des morts de 14-18.
On t'avait fait venir de très loin pour te coucher dans ton sang, et on t'avait envoyé, blessé, mourir dans cette ville étrangère. Puis on avait posé, par-dessus ton corps perdu et glacé, la stèle des musulmans, parmi les croix des autres.
Tu étais de Madagascar, une île qui me fascinait quand j'étais enfant, et dont je décalquais patiemment les contours sur mon livre de géographie, pour le plaisir de placer, dans mes rêves, parmi les oiseaux, les rivières et les arbres, le doux nom de Tananarive, ainsi qu'on appelait encore alors, dans nos écoles d'un monde à peine décolonisé, Antananarivo. Ou bien peut-être étais-tu plutôt des Comores, que j'aimais bien aussi, posées plus petites sur l'Océan comme quatre rangs d'alcyons. Comment savoir, puisque le mémorial des disparus n'a rien retenu de toi, que ton nom et le lieu de ta sépulture ?
Tu es né quelque part sur l'océan très bleu des atlas et des globes, dans une île lointaine qu'on dessinait en rose et en vert sur les cahiers d'écoliers, et tu es mort dans la boue de France : ne sachant rien de toi, je ne dirai rien d'autre.
Si, pourtant, tout de même, autre chose encore. Peu de chose.
Juste un mot pour ta mère aussi, pour ta mère dont le nom n'est pas sur la stèle, pour ta mère qui longtemps t'attendit, là-bas.
Juste un mot pour la femme sur l'île, à qui, un jour, a été lue cette lettre où on disait que tu ne rentrerais plus. Mort, pour la France, enterré, pour la France, que tu étais. Au loin, très loin, là où jamais, jamais elle n'irait.
Juste un mot pour les larmes qui ont coulé sur ses joues sombres, auxquelles se mêlaient, en longues rides grises, sans qu'elle pense même à les essuyer de son pauvre mouchoir, la poussière lasse des tranchées, le grain lent de tes heures de douleur sur le lit d'hôpital, la terre lourde de cette tombe qu'elle ne verrait pas, et ce sable aride du deuil, où ne s'enracinent d'autres chrysanthèmes que ceux du désespoir, aux pétales blancs de glace.
Les vieux os de la ville
Vestige des anciens remparts, place Fournier, près de l'église Saint-Nicolas.
Ce coin de rempart gris débordant d'un mur de parpaings toujours tagué, derrière Saint-Nicolas, ce morceau de muraille incrusté de saponaires et de lichens, rue Boucherie, au long de la voie du tramway,
cette ogive éclairée de néons au restaurant des Petits saints,
ces coins de colonnes arrondis de mousses, sous l'herbe haute, dans le grand trou du cours Saint-Pierre,
ce sont les vieux os de la ville, le squelette énorme du passé, affleurant sous la chair, paisible dinosaure que chevauchent nos routes, nos tours et nos usines. Et sur la Pendule de la rue de Feltre, là-haut, il est toujours une heure et demie.
Ce coin de rempart gris débordant d'un mur de parpaings toujours tagué, derrière Saint-Nicolas, ce morceau de muraille incrusté de saponaires et de lichens, rue Boucherie, au long de la voie du tramway,
cette ogive éclairée de néons au restaurant des Petits saints,
ces coins de colonnes arrondis de mousses, sous l'herbe haute, dans le grand trou du cours Saint-Pierre,
ce sont les vieux os de la ville, le squelette énorme du passé, affleurant sous la chair, paisible dinosaure que chevauchent nos routes, nos tours et nos usines. Et sur la Pendule de la rue de Feltre, là-haut, il est toujours une heure et demie.
Prendre la rue Lambert
Prendre la rue Lambert. Je devrais dire enfiler la rue Lambert. Vous n'y êtes peut-être jamais passé ? C'est l'une des rues qui partent de la place du Bouffay. Large et ensoleillée d'abord. Vous ne vous doutez de rien. Vous continuez à avancer, et voilà que devant vous les hautes maisons se rejoignent et se pressent comme pour un complot silencieux. Vous comprenez trop tard qu'il vous faudra passer là, dans cet étroit triangle d'ombre où la rangée des assaillants pourrait bien se refermer tout à fait sur vous. Et malgré le courage que vous mettez à ne pas ralentir le pas, vous ne pouvez vous défendre d'un peu d'angoisse. Car la rue Lambert est une rue en lame, une rue à la pointe aiguë, une rue qui se rétrécit avec la hardiesse des malandrins, des spadassins, des Saltabadil, des Scoronconcolo à l'estoc bien affûté. Quand vous arrivez à la pointe extrême, à l'angle étroit et obscur entre les deux immeubles lépreux qui se penchent à l'oreille l'un de l'autre, chuchotant des mots sombres comme le ciel enfui, vous éprouvez le petit frisson que devait éprouver autrefois celui qu'un brigand tenait à la pointe de son épée - ou de son couteau-. Puis la pression se desserre, le pavé s'élargit, la lumière revient, vous entrez dans la rue Pierre-Dubois, brave rue large et claire. Et si vous tournez à droite, c'est étrange et bon de lire ces mots, sur une enseigne de métal ornée d'hermines mignonnes comme des étoiles : "commune libre du Bouffay". Vous l'avez échappé belle. Le monde est vaste et plein de promesses. Vous êtes sorti de la rue Lambert. Peut-être êtes-vous déjà à Montmartre, et au temps des cerises encore.
De guingois
Je l'appelle De guingois.
C'est une maison qui fait l'angle du cours des cinquante Orages, au bord de l'ancien lit de l'Erdre.
Elle penchait tant et tant que pour l'alléger, l'empêcher de tomber tout à fait, on l'a vidée de sa chair et de ses entrailles. Façade-squelette, elle est restée debout toute nue dans ses os blancs, chargée d'échafaudages, un mois ou deux, puis on l'a rhabillée de frais. On a posé bien droit contre l'ancienne façade en pente les poutres de ciment, les planchers stratifiés, les fenêtres de PVC. On a tout peint de neuf. Et la voilà maintenant, restaurée : façade qui croule d'épuisement - fenêtres claires et bien d'aplomb. Entre le lourd passé qui pousse son vieux corps et la prothèse de béton que le présent lui a bâtie, ne sachant plus où pencher. De guingois. Comme tant d'entre nous.
Un arbre en automne
Il était si vif, si courageux, dans l'ombre de ses pères, ce petit arbre, déjà marqué au vieil or de l'automne, et pourtant droit et frais encore dans son élan vers la vie.
Et ce chemin qui s'en allait, beaucoup plus loin que lui, moussu et sinueux comme une branche...