Prendre la rue Lambert

Prendre la rue Lambert. Je devrais dire enfiler la rue Lambert. Vous n'y êtes peut-être jamais passé ? C'est l'une des rues qui partent de la place du Bouffay. Large et ensoleillée d'abord. Vous ne vous doutez de rien. Vous continuez à avancer, et voilà que devant vous les hautes maisons se rejoignent et se pressent comme pour un complot silencieux. Vous comprenez trop tard qu'il vous faudra passer là, dans cet étroit triangle d'ombre où la rangée des assaillants pourrait bien se refermer tout à fait sur vous. Et malgré le courage que vous mettez à ne pas ralentir le pas, vous ne pouvez vous défendre d'un peu d'angoisse. Car la rue Lambert est une rue en lame, une rue à la pointe aiguë, une rue qui se rétrécit avec la hardiesse des malandrins, des spadassins, des Saltabadil, des Scoronconcolo à l'estoc bien affûté. Quand vous arrivez à la pointe extrême, à l'angle étroit et obscur entre les deux immeubles lépreux qui se penchent à l'oreille l'un de l'autre, chuchotant des mots sombres comme le ciel enfui, vous éprouvez le petit frisson que devait éprouver autrefois celui qu'un brigand tenait à la pointe de son épée - ou de son couteau-. Puis la pression se desserre, le pavé s'élargit, la lumière revient, vous entrez dans la rue Pierre-Dubois, brave rue large et claire. Et si vous tournez à droite, c'est étrange et bon de lire ces mots, sur une enseigne de métal ornée d'hermines mignonnes comme des étoiles : "commune libre du Bouffay". Vous l'avez échappé belle. Le monde est vaste et plein de promesses. Vous êtes sorti de la rue Lambert. Peut-être êtes-vous déjà à Montmartre, et au temps des cerises encore.