Quand je les ai aperçues, toutes les deux, assises dans ce fast-food qui jouxte, si bizarrement, une église, je tenais mon appareil-photo que je ne quitte plus guère. J'ai immédiatement appuyé sur le déclencheur. C'était tellement cela.
Cela - Je veux dire l'un de ces tableaux brusquement découpés dans le réel où tant, de l'humanité, nous est donné, d'un coup, à voir et à réfléchir.
Ici, oui, tant de choses étaient réunies : les personnages dans le cadre que leur faisait la baie vitrée, comme enfermés sur une scène, sous les spots ; les vivants de passage aux corps tronqués, sur le reflet étincelant de la vieille église récemment restaurée ; les gargouilles de pierre qui se penchaient pour écouter les mots de ceux qui sont de chair ; la femme mûre qui voulait être jeune, et celle qui, déjà si vieille, ne s'en souciait plus ; la blonde aux cheveux de platine, la grise à la terne permanente maison ; les gobelets de plastique rapidement vidés, et la conversation continuant comme une guerre sans trève ; et cet escalier entrevu, qui aurait pu conduire un peu plus haut, mais qu'on n'emprunterait pas.
Ces mots enfin - café cappucino - absurdes et vides, barrant et recouvrant les vies comme les réalités sans grâce et jamais oubliées du commerce, chez ceux qui n'ont pour festoyer que les salles encombrées des fastfoods.
Mère et fille, ai-je pensé.
Mère et fille, ce ne peut pas être autre chose.
Elles sont venues en ville, et, comme il fallait rester ensemble un peu, qu'il faisait froid, qu'elles n'étaient pas bien riches ni l'une ni l'autre, et pas bien difficiles, évidemment, elles sont entrées dans ce local vulgaire et bon marché, elles ont pris des gobelets de plastique et des pailles au comptoir, elles se sont assises contre la baie vitrée, à la table de plastique mal nettoyée, pour avoir un peu de lumière.
Et tout a commencé, recommencé. La fille qui pérorait, la mère qui écoutait. La fille qui savait, la mère qui se taisait. La fille qui avait sa vie à faire, la mère qui l'avait ratée. La fille qui ne se laisserait pas faire, la mère qui réprouvait. La fille qui voulait marcher dans la lumière et dans l'amour, la mère qui depuis si longtemps avançait dans le gris et l'obscur.
L'éternelle histoire des mères et des filles, dans les familles qu'on appelle modestes, où l'on n'a pas grand chose à espérer. Dans toutes les familles, peut-être.
Et puis il y avait tous ces reflets si clairs, qui se penchaient sur elles pour les avertir, et qu'elles ne semblaient pas apercevoir. Ces doux reflets d'un autre monde, qui parlaient d'harmonie, qui murmuraient qu'il fallait se parler, s'approcher, se tendre enfin la main. Qui leur confiaient tout bas, si bas qu'elles ne pouvaient l'entendre, qu'un jour, bientôt peut-être, il n'y aurait que le regret, et l'immense mélancolie désespérée qui étreint, après, quand on comprend, enfin, si bien, tout ce qu'on n'a pas su se dire - quand on retrouve, au fond de sa mémoire, tous les mots jamais prononcés, qui ne le seront plus, et qu'on voudrait crier.