Les piques
Nous étions à S., sur la route de Tours, arrêtés au feu rouge.
Levant la tête j’ai aperçu sur la vieille, haute maison du carrefour, l’ancien cadran solaire. Comme à chacun de nos passages, il disait : " Sol omnibus lucet anno1779 ".
"Le soleil brille pour tous... " : une belle parole des Lumières... Le soleil également réparti entre tous les hommes, leur donnant à tous même dignité, éclairant les âmes d'un même éclat... Et cette flèche hardiment tendue vers l'avenir... En 1779, de telles pensées, de tels symboles menaient loin sous leur apparente banalité.
Ce matin-là il faisait sombre à S., et aucune heure ne s’écrivait sur le vieux mur gris. Mais les mots du cadran auraient pu suffire à éclairer le ciel bas.
Nous avons l’habitude d’écouter, pendant les longs trajets, de la musique ou des livres lus. Du lecteur de CD est montée tout à coup la voix d’Alain, le philosophe, toujours si juste, si prophétique même – c’était l’acteur Jean-Pierre Lorit qui lui donnait corps - : "Je vois un progrès qui se fait et se défait d'instant en instant, qui se fait par l'individu pensant, qui se défait par le citoyen bêlant. La barbarie nous suit comme notre ombre. En chacun de nous, d'abord. C'est une erreur de croire que l'on sait quelque chose ; on apprend, oui, et, tant que l'on apprend, on voit clair ; mais dès que l'on se repose, dès que l'on s'endort, on est théologien ; et comme les songes reviennent avec le sommeil, ainsi, avec ce sommeil d'esprit, reviennent l'injustice, la guerre, la tyrannie. [...] Cela tombe comme une nuit en nous et autour de nous..."
Le feu est alors passé au vert. Une dernière fois j'ai levé les yeux vers le cadran solaire.
Il est beau que cette ancienne inscription où vibre l’espérance de nos pères accompagne encore notre route de voyageurs, elle mérite bien qu'on l'admire au passage.
Mais souvenons-nous des paroles d’Alain : la lumière ne luit pas pour tous, mais seulement pour ceux qui la conquièrent sur leurs ombres. Elle se cherche et ne se possède pas. Elle n’est que notre effort. La flèche ardente qui doit maintenir éveillé tout ce qui en nous voudrait s'arrêter - aux habitudes, aux certitudes, aux conforts et aux conformismes -, tout ce qui croit savoir, s'égare à affirmer, se ruine à répéter.
Progresser c'est aller, sur le chemin que chacun de nos pas recrée.
Mon blog restera en berne dimanche et lundi. Il me semblerait indécent de poursuivre ma mince quête poétique au lendemain des massacres perpétrés à Paris le 13 novembre.
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La ville est peuplée de Centaures. Ils sont bien vieux, ne galopent plus guère, mais se tiennent assis, nonchalants et rêveurs, revêtus de lichens, de feuilles mortes et de vert-de-gris, dans les allées des jardins et des parcs. Ce sont des bancs de bois, de vieux bancs de rondins cerclés de fonte, achetés en nombre vers 1930 à la maison Wasmer et Cie de Bischaviller - ou à la maison Graff et Cie de Kogenheim. On lit très bien leur nom dix fois repeint, inscrit en grandes majuscules par le moule de l'usineur : LE CENTAURE. Comme les sphinx, c'est de profil qu'il faut les admirer, à l'ombre d'un grand magnolia ferrugineux ou d'un fier tulipier : ils ont encore si forte allure, avec leur encolure sinueuse, leur grand front pur, leurs larges pattes et leurs reins solides. Immobiles et doux, ils emportent au loin des vagabonds errants et des mères fatiguées, des veuves et des veufs, et de jeunes Achille endormis sur leur croupe. Des chiens fous, des chatons, des pigeons, parfois des hommes aussi, déposent leur engrais comme une offrande sur leurs pieds rivetés. Impassibles ils regardent, là-bas, ce que nous ne savons plus voir. Quand le soleil les frappe, rayant le sol de tous les barreaux de leur ombre, ils se souviennent. Ils revoient en pleurant les vallées d'Arcadie, les cieux vibrant d'étoiles et d'oiseaux, les forêts ondoyantes, les libres étendues d'avant. Dans la lumière qui flambe, tout recommence et tout finit. Et c'est encore ce grand combat contre les Lapithes, et cette lutte sans merci, cette défaite impitoyable qui vit mourir leur peuple et disparaître, à jamais, l'ancienne alliance de l'homme et de la nature, sous les coups acharnés de la civilisation et de la raison nouvelle. Alors le jardin tout entier frémit, dans un long et muet hennissement humain.