Au détour d'une rue je l'ai enfin trouvé, mon petit ange de la ville, celui qui dépose partout, pour guider nos pas spleenétiques, ses pochoirs découpés dans des bouts de nuages.
Caché dans l'ombre d'un vieux mur, léger comme l'insolence, menu comme l'espoir, noir comme l'encre où l'on met à tremper les fleurs de poésie.
Oiseau de feu, ange sorcier, Icare ou Cupidon, impossible gamin, souverain versatile en son pays de Fantaisie,
il brandissait sa bombe à malices comme un sourire dégoupillé, menaçant les murs gris de les repeindre en vie.
Jardin des Plantes de Nantes - 3 juin 2014
On venait de planter au Jardin quelques panneaux papillonnants.
Je me suis approchée, butineuse, curieuse de savoir ce qui fleurissait là... C'étaient de courtes notices, aériennes et savantes, sur les papillons du département. Sur les vivants, et sur les morts aussi, ceux qui gisent oubliés dans les tiroirs funéraires de notre Muséum.
Je suis tombée en arrêt devant cette épitaphe au papillon Virgule, pris au filet, une dernière fois, "dans le dernier quart du XIXe siècle", et depuis introuvable. Probablement jeté, comme tant d'autres, à la grande décharge des espèces éteintes.
Papillon Virgule, je ne t'ai pas connu et pourtant tu me manques comme tu manques à tout ce qui t'ignore.
C'est si peu de chose, allez-vous dire, une virgule effacée dans cette longue phrase que nous écrit le monde, depuis tant de millénaires qu'il est monde. Une virgule raturée, cela ne se remarque vraiment plus, quand le livre a commencé à jaunir et à perdre ses pages. Une pauvre virgule gommée aux pesticides sur un vieux parchemin... allons ! il y a tellement, tellement plus grave !
Pourtant, qu'il manque une virgule, une simple virgule... C'était un poème, cette phrase, tout était si parfait, tout si bien à sa place... Qu'il y manque une virgule, une simple virgule qui dansait au soleil dans son coin de prairie, il semble que tous les mots s'en trouveront boiteux.
Contre le grillage de la voie ferrée, derrière le passage à niveau, dans cette rue que j'emprunte depuis peu, ce bouquet, hier soir. Exprès acheté et posé là précisément par quelqu'un qui savait et qui se souvenait.
Quelle tragédie, accident ou suicide, commémorait-il solitaire ?
Et celui qui en fut la victime, était-il jeune, était-il vieux ? Souriait-il ou pleurait-il, à l'instant du malheur ?
Les fleurs me regardaient mais elles restaient muettes. Je n'ai rien pu savoir.
Nous étions le 3 juin, c'était à Bouguenais. Âme inconnue, légère comme pétale, qui repose dans l'herbe et la poussière des voies, reçois ce mince bouquet de mots que je t'offre à mon tour.
Passage Pommeraye - Nantes, 2 juin 2014
Au Passage, les hasards de la restauration avaient fait ressurgir hier cette affiche, sous un vieux miroir déposé. En quelle année l'avait-on collée là ? En 1843, quand on avait ouvert les premières boutiques, ou en 1848, quand la crise avait tout englouti ? Fantôme déchiré sur sa croix de bois sale, elle était aussi émouvante qu'une enseigne de Pompéi :
MAGASIN
A
LOUER
PRÉSENTEMENT
Présentement présentement présentement, le vieux mot palpitait sur le bois comme un coeur encore vivant dans les plis du papier presque intact.
Présentement présentement présentement...
C'est si peu de chose, le présent, on le gaspille, on le dissipe, on l'imprime, on l'oublie, on le voue sans remords au commerce, aux efforts qui s'effacent, au néant agité des affaires humaines.
Pourtant, que le plus humble lambeau de ce présent disparu parvienne intact jusqu'à ce nouveau présent dérisoire qu'on appelle aujourd'hui, il en devient si précieux qu'on pourrait en pleurer. C'est qu'il a traversé le temps, ce mystère des mystères.
Et que présentement présentement présentement, ils sont moins que poussière, ceux qui croyaient au présent comme on croit en soi-même.
Nantes - Passage Pommeraye en travaux
Vous savez qu'on restaure le Passage. On le nettoie, on le dépouille, on le désosse et on l'abrase. Il se tient devant nous, nu comme jamais il ne l'a été, rouillé et vermoulu, aussi décrépit et flétri qu'un vieux beau sur une table d'opération.
Bientôt il n'y paraîtra plus : peintures fraîches, replâtrages et dorures auront relancé le commerce et refardé ses rides de dandy aux miroirs. Dans l'escalier du fondeur Voruz, près des enfants de plâtre badigeonnés de frais, on pourra de nouveau faire rêver Lola, et photographier sous leurs voiles les belles mariées de Nantes.
Il est comme ça, notre Passage, un peu facile un peu vénal, capricorne et caméléon, toujours à changer de visage à se remaquiller.
En attendant, c'est bouleversant d'avancer sur les poutres amincies et rongées, comme sur la corde usée du temps, parmi tant de lézards grisâtres qu'on n'avait jamais remarqués, aussi longs et pointus que ces aiguilles aiguës qu'on plante au coeur lourd et battant des horloges.
J'ai toujours soupçonné que ces pêcheurs qu'on voit, le soir, immobiles et patients, sur la rive des vieux étangs, ne viennent pas vraiment capturer les poissons que le couchant appâte.
Mais qu'ils viennent pêcher
les nuages qui rôdent
dans leurs bancs de silence
le ventre bleu du ciel
grandi comme un têtard
dans l'étang qui infuse
la nageoire roussie
du crépuscule glissant
sur le dos gris des vagues
le saut de carpe vive
du soleil qui retombe
dans le filet des nuits
et cette ombre du temps mordillant l'hameçon
comme un frisson d'oiseau sur la peau de l'eau grise.