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le village : selommes

La Source : Selommes

Publié le par Carole

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Pour mes amis selommois, j'ai publié sur le site "calaméo" l'ensemble des articles de mon blog consacrés à Selommes, enrichis de quelques photographies supplémentaires.
Pour accéder au "livre", il suffit de cliquer sur l'image.
Note : pour ceux qui utilisent une tablette numérique, ou ne disposent que d'un petit écran, il peut être plus pratique de choisir la présentation "diapositive" (présentation page à page et police de caractères times new roman 14 assez épaisse) :
http://fr.calameo.com/read/0015597109c3e095b001d
 
Tous mes remerciements à Ingrid Jorgensen, responsable de la médiathèque Beauce et Gâtine, et à son assistante Lysiane, ainsi qu'aux habitants de Selommes.
Bonne lecture !

Publié dans Le village : Selommes

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Cannes à pêche

Publié le par Carole

canne-a-peche-1-recadre.jpg   "Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l'air.
  (Aloysius Bertrand, "Ondine", Gaspard de la Nuit)
 
 
Au bord du plan d'eau, le dimanche, c'est un fouillis de cannes à pêche, longues et minces libellules de toutes les couleurs. Les pêcheurs vont de l'une à l'autre. Gens calmes et silencieux, ils restent là des heures, surveillant peu leurs lignes, regardant beaucoup l'eau. 
Sur le flot vert où se trempe le ciel, bel oiseau assoiffé qu'ébouriffent les branches, vont en famille les canards bruns, promeneurs du dimanche, autres pêcheurs très silencieux. Des araignées marchent sur l'eau comme des Christ délicats, les saules immenses ouvrent au vent les rideaux tremblants de leurs tentes.
Et les carpes, au milieu de l'étang, font leurs ronds de danseuse, happant à la surface une mouche étourdie, un brin d'herbe qui passe.
Il arrive, quelquefois, que l'une d'elles aille en rêvant se pendre à l'hameçon. Le pêcheur, alors, tiré de sa torpeur, hésite un peu. Si par hasard la carpe est large et qu'elle luit au soleil, désirable, de tous les reflets de l'étang, il la pose doucement dans sa musette, et longtemps la regarde s'éteindre ; le plus souvent, il la rejette à l'eau - petite carpe deviendra grande, et le pêcheur est si patient... 
 
Vient-on vraiment, le dimanche, au plan d'eau, pour pêcher des poissons ? 
Ne vient-on pas plutôt pêcher en songe les reflets qui éclairent la peau brune des vagues, le tremblement des saules, et la langueur du jour qui passe ?
La lumière du matin tisse d'or frais chaque sillon du flot, l'après-midi on voit voguer sur l'eau lente l'ombre des arbres bleus, le soir teinte d'ivoire et de sang tiède l'eau qui s'approfondit, tandis que vient la nuit, de son pas velouté de fauve.
Et les pêcheurs qui tout le jour attendent, paisibles, face à leur image qui tremble et lentement s'efface en se mêlant au flot, ne sont-ils pas, tout simplement, dans ces humbles dimanches de la vie, près de leurs cannes à pêche, les sages de ce monde, restés sur le rivage ?

Publié dans Le village : Selommes

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Coquillages

Publié le par Carole

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Que l'on puisse décorer ainsi un vieux mur, au coin d'une gouttière rouillée. Que l'on puisse s'agenouiller un quart d'heure sur le sol, à fixer soigneusement, sur le ciment frais recouvrant on ne sait quel désastre, des coquillages et des galets ramassés là-bas, où si rarement on est allé, au bord de cette mer aux lointains mirages, dont on a gardé tout le bleu dans les yeux qui vieillissent, et le sable léger comme paillettes au creux des mains qui travaillent. Que l'on puisse tracer, à ras de bitume et de glaise, un petit chemin de Compostelle pour les pluies pèlerines descendant d'un vieux toit. Que l'on puisse peiner à orner sa maison de ce que les passants jamais n'admireront, tant on le place bas, tant on le colle à la rouille, à la paille, au goudron, aux pierres les plus usées.
C'est beau, comme de tailler un morceau de dentelle sur la pierre d'un puits noir, comme de poser un dessin tendre sur la paroi d'un cachot, ou comme de coller, en un soir de misère, des fleurs de faïence et de verre sur les parois étroites de la maison "Picassiette", à Chartres, tout près d'ici.
C'est peu de chose, évidemment, si peu de chose... un rayon mince de lumière, un grain de poésie naïve dans le quotidien sans pitié, la coque de l'espoir sur la perle fragile qui germa dans un coeur. Presque rien...
Mais c'est quelque chose, voyez-vous, que je photographie, quand je passe.
 
(A lire aussi, si vous ne connaissez pas "Picassiette":
http://www.chartres.fr/culture/arts-et-spectacles/maison-picassiette/
http://fr.wikipedia.org/wiki/Maison_Picassiette)

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Hirondelles

Publié le par Carole

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 Ecole maternelle de l'avenue de la Gare - Selommes
 
Enfants de ce village, vous vous envolerez.
Comme les hirondelles vous quitterez le nid un matin froid pour aller bien plus loin, au bout de votre route d'oiseaux.
Alors, écoutez bien : emportez avec vous un grain de terre, un coin de pierre et un brin d’herbe, gardez-les dans vos cœurs bien profond comme au creux d’un jardin, laissez-les grandir en secret jusqu'à ce qu'ils forment le sentier sous vos pas, la maison devant vous, et la clé dans vos doigts.
N’allez pas oublier ce que je vous dis là,
dans votre grand désir de voir le monde,
n’allez pas partir l’âme vide,
n’allez pas perdre le chemin,
n'allez pas risquer de trouver porte close.
 
Un jour vous reviendrez,
ce sera peut-être seulement en rêve,
mais vous reviendrez.
Vous reviendrez car on revient toujours à son enfance,
je vous le dis, moi qui ai été enfant
ici,
tout près
dans la maison fermée,
dans le jardin ruiné
que vous voyez mourir au bout
de l'avenue des vieux tilleuls.
Dans la demeure voisine,
où n’entrent plus que
la nuit
et les longues araignées d’ombre
qui filent et tissent
la toile pâle de ma mémoire
où se prennent, insectes lents toujours vivants,
les mots enfuis, les paroles d'avant.
 
 
Je vous le dis, moi qui reviens, souvent,
jouer dans le jardin fleuri,
rêver sur le balcon verni,
et lire, l'été, à la fenêtre,
dans le grand fauteuil rouge,
les livres d'autrefois,
tandis que glissent sous le toit
les jeunes hirondelles.

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Entre

Publié le par Carole

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On a l'habitude, quand quelqu'un demande où est le village - "mais où est-ce, exactement ?"- de répondre d'un air vague : "oh, entre Blois et Vendôme..."
On le sait bien que le village n'existe qu'à l'ombre de plus vaste, de plus connu que lui. Là où peut se glisser, comme une source incertaine de son cours se partageant entre deux pentes, sa timide et fragile existence.
Entre.
Entre Blois et Vendôme. 
Entre la Loire royale, où passent lentement de blancs reflets crénelés, ajourés de belles dames châtelaines, et le petit Loir noiraud, mince et luisant comme une anguille, glissant sous les pattes boueuses des vieux saules pêcheurs. Entre la Cisse aux poissons d'argent, qui s'en va noblement vers la Loire, et la Houzée toute verte et mangée de grenouilles, qui penche vers le Loir.
Entre la rude Beauce et la tendre Gâtine. Entre les bois ensauvagés du Perche et les étangs dormants de la Sologne.
Entre eau douce et blé dur. Entre plateaux portant le ciel sur leurs épis dressés, et profondes forêts de violettes et de sources. Entre vivants et morts, entre peine et bonheur, entre hier et demain. 
Alors on dit, tout simplement : "Entre Blois et Vendôme", et celui qui écoute hoche la tête sans bien comprendre, un peu peiné pour nous que ce ne soit rien de plus grand, rien de plus beau.
 
Mais si on voulait répondre exactement, c'est autre chose qu'on dirait. Si on osait.
Par exemple on dirait qu'il est , le village, à cet endroit où l'on a mal un peu, quand on y pense, là, juste au centre, dans ce nid bleu des souvenirs où bat l'aile du temps, dans ce creux de nos coeurs où roucoulent, le soir, les tourterelles, au bord du ciel.

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Cartes

Publié le par Carole

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Ceux qui dessinent les cartes du monde en savent tout ce qu'on peut savoir : les distances et les routes, le tracé des rivières et la forme des bois, l'emplacement des calvaires, le cercle où tourne le coq à l'église, et les champs où l'on a couché d'une croix les cimetières. Et ils vous mettent tout cela en couleurs, en lignes et en chiffres. 
J'ai ouvert la vieille carte du département. Elle tremble un peu sous le vent, et le papier grisonne, mais le nom du village y est encore épais et noir, ainsi que doit l'être le nom bien assis d'un chef-lieu de canton. Le bourg, quant à lui, est posé sur le pli, comme entre deux pages du temps - étrange insecte mort, piqué au coeur d'une fine épingle rouge, couleur de sang vivant.
Suivre des yeux, parcourir de l'index les routes nettement tracées, c'est un chemin facile. Depuis la maison où nous habitions, je remonte l'impasse qui longe la gare abandonnée. Au carrefour de l'ancien passage à niveau, je prends en face, pour passer devant la grille verte de la maison Ferrand. Je continue vers la mairie, jusqu'à l'église que je salue. Puis je m'en vais, rêvant, par la route de Baigneaux, près du rectangle barré d'une croix noire où dort à l'écart du village le petit cimetière. De là, je prends à travers champs, pour rejoindre, parmi ce fouillis d'affluents légers et de sources balbutiantes que la carte a oublié de noter, la Houzée gazouillante qui s'éveille à la vie comme un jeune oiseau bleu dans les herbes froissées.
C'est une belle carte, j'aime m'y promener, mais il y manque tant de choses...
Bien sûr, elle est si vieille... on ne peut y trouver le nouveau lotissement, au bord de la voie ferrée, à l'ouest du village. Ni l'étoile du plan d'eau et de son île aux peupliers. Ni le château dont on a reconstruit la tour. Ni le pâté que forme dans son petit parc, au coin de la route de Champigny, la maison de retraite où mon arrière-grand-mère Elise a fini en exil ses jours de vieille périgourdine. Sans doute a-t-on depuis longtemps édité une autre carte, où tout cela figure avec beaucoup de précision en petits carrés ou rectangles, nets et noirs. 
Je ne crois pas, cependant, que la carte nouvelle soit plus juste que l'ancienne.
Ceux qui dessinent les cartes du monde savent tout ce qu'on peut savoir, mais ils ignorent l'essentiel. Comment se douteraient-ils qu'il y a tant de lieux, tant de chemins, qui ne figureront jamais sur les plans, et tant de lieux et de chemins qui, sur les plans qu'ils dressent, sont sans aucun rapport avec ce qu'ils sont en réalité ?
Ce sont d'autres cartes qu'il nous faut déplier pour voir clair, des cartes que nul n'a dessinées, que seuls nos coeurs ont coloriées, et où aucun calcul n'eut jamais cours. Des cartes incertaines et fragiles où, sous les noms à demi oubliés et presque indéchiffrables, sont indiquées, à peine perceptibles, les routes qui vont profond et les territoires véritablement habités.
Sur ces cartes étranges de la mémoire et du rêve veille le monde qui est nôtre, l'autre monde plus vrai qui ne peut cesser d'exister qu'avec nous.
Sur ces cartes, par exemple, je le sais, Champigny, où j'ai d'abord vécu, et qui n'est d'après les cartographes qu'à sept kilomètres, est aussi loin de Selommes que la douce enfance de l'âge de raison. Pour passer de l'un à l'autre il faut traverser à Villegrimont orages et tempêtes, franchir les hauteurs dures du plateau parcouru de vents et de sombres nuages - ou brûlé de soleil en été. Dans les champs frémissants veillent de longs serpents dont, parfois, on voit glisser sur les fossés le corps obscur et sinueux. Mais, dans l'une des fermes, Annick Beaujouan, mon amie d'école, petite fille craintive aux cheveux pâles, sourit encore dans l'ombre, vivante et douce à jamais.
Et l'on se rend toujours à Vendôme en prenant par Villarceau, dans l'autocar qui emporte les enfants vers le collège, vers le lycée, là-bas, dans la triste banlieue. Le matin on roule en silence, le trajet est bien long. Quand on arrive, après Coulommiers-la-Tour, à ce coin de clairière où la rivière fait signe, il flotte toujours un peu de brume, des ombres s'approchent de la route. Au retour, on est enfin heureux, on chante en choeur, je m'en souviens très bien, "Fais comme l'oiseau...", entre Villetrun et Selommes - si bien que les deux communes ne sont séparées, le soir, que d'un battement d'aile d'enfant.
Et la côte brutale qui descend vers Périgny, on la remonte aux vacances, debout sur le vélo Gitane, en tendant tous ses muscles, et on zigzague et on peine, car elle est immense et serrée de lacets, comme le mont Ventoux. 
Et le moulin de Cornevache... il est toujours en ruines au bout du monde, dans son paradis murmurant... Sur le pont vacillant, j'y suis toujours assise, au bord du ciel, cherchant à deviner sur l'eau qui tremble le chemin que dessinent les nuages qui vont.
Et dans la cour de la maison Ferrand, je vois bien, quand je repasse au retour, que tout le monde est là, qu'on a sorti les chaises au jardin, et qu'on boit l'orangeade au frais. Ma grand-mère parle un peu trop fort, j'entends dans la rue sa voix claire où rocaille le vieil accent - et je crois qu'elle m'appelle. Oui, je prendrai moi aussi un verre de sirop à l'ombre de ce maigre prunus qui n'est porté sur aucune carte de papier...

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La grenouille

Publié le par Carole

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Grenouille de la Houzée, patiente dans l'eau lente, ton coeur palpite comme un soleil minuscule, et le monde tourne autour de toi qui ne le sais pas.
Dans l'eau trouble qui tièdement infuse, accroupie sur ton ombre comme sur un nid d'oeufs nouveaux, tu attends, brindille frêle, pailletée d'algues, de pétales et de boue. Bientôt tu bondiras, d'un bel élan de source, avide, impitoyable, vers la mouche dorée qui passe.
 
Quand tu disparaîtras demain dans le bec sans fond du héron, tu n'auras pas un cri.
Tu es la vie, et tu ne le sais pas.
 
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Publié dans Le village : Selommes

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Un mot de buis

Publié le par Carole

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Quand j'étais enfant, mon grand-père avait taillé, dans le jardin de la maison Ferrand, un petit canard de buis.
Un charmant canard vert à feuilles tendres qui bondissait sur la haie, prêt à s'aventurer dans le monde, comme nos vies d'enfants, et prêt comme elles à disparaître, dans le grand flot du temps qui fait croître le buis et les jours des enfants.
Mais mon grand-père retaillait sa haie, sans répit, soigneusement, régulièrement, artistement : le canard vécut longtemps, clair et joyeux. Puis les enfants, grandissant, peu à peu se détournèrent de lui - ce n'était, après tout, qu'un petit canard de buis très ordinaire, posé sur de gros troncs grisâtres. A regret, mon grand-père redécoupa la haie en pans rectangulaires et tristes, ordinaires et corrects. Peu après mes grands-parents quittèrent la vieille maison Ferrand pour s'en aller dans la ville voisine, où ils moururent, en exilés, satisfaits de leur nouveau confort, si loin pourtant d'eux-mêmes.
C'était il y a des années, des dizaines d'années.
 
Et voilà que maintenant, au pied du presbytère, devant l'école de Filles et de Garçons, le garde champêtre - comme on dit encore si joliment -, entretient ce petit massif de buis, qu'il arrose et taille soigneusement, régulièrement, patiemment, pour faire surgir dans la verdure naïve le nom toujours vivant du vieux village : SELOMMES.
Quelquefois le buis pousse un peu plus vite, ou bien le garde champêtre n'a pas le temps, alors les feuilles indisciplinées, les brindilles indélicates recouvrent le vieux mot. Il suffirait de si peu pour qu'il disparaisse... il suffirait que le garde-champêtre se lasse, que quelqu'un se moque, et le massif de buis, redevenant aussi terne et rectangulaire que jadis la haie de mon grand-père, oublierait à jamais quel nom lui fut donné par le ciseau du jardinier. C'est si fragile, un petit village, toujours sur le point de disparaître, fragile comme l'enfance, comme les vieilles gens, et comme la maison Ferrand.
Heureusement, toujours, au moment où l'on croit que tout va finir, les grands ciseaux, dans le buis qui s'échevèle, reviennent travailler, soigneusement, régulièrement, rêveusement, redécoupant de frais le vieux nom du village.

Le village est semblable à la haie de mon grand-père, et sembable aussi à ce massif, devant le presbytère, qui épelle son nom : sans la longue patience, sans l'effort, sans l'amour de chaque jour qu'on lui porte, il serait aussitôt effacé, recouvert, par ce monde qui n'aime ni les enfants ni les vieilles gens, ni les villages inconnus au fond des vallées oubliées.
 
Et, nous, sachez-le bien, nous tous, que nous soyons de ce village ou d'ailleurs, tout ce que nous sommes, tout ce que nous aimons, tout ce que nous voulons aimer, il nous faut le faire vivre et revivre, l'arracher à la disparition qui menace, à l'indifférence qui gagne, comme ces haies de buis sans fin taillées et retaillées, par notre effort et par notre amour, par notre patience plus forte que l'oubli.
 
Rien n'a de prix que d'être infiniment fragile, et d'avoir été, maintes fois, sauvé.

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Un soldat de chez nous

Publié le par Carole

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               Selommes - monument aux morts 
 
 
On l'a entouré d'une grille de fer forgé comme les morts du cimetière, puisqu'il est le mort, puisqu'il est tant de morts. Dans le temps noir il est bien sombre, sous sa capote grise.
Mais il se tient debout sur son socle, droit, un peu fatigué, appuyé sur son fusil comme un pésan sur sa bêche. Sa manche de gros tissu semble tachée d'un peu de boue. Il a le fin sourire, à la fois satisfait et méfiant, des hommes du village, celui qu'ils ont pour contempler les terres, le travail accompli, les promesses des blés, les ombres dans le ciel et les couchants trop rouges.
Et puis il a le grand nez courbe des Fichepain, des Hallouin, des Nouvellon, des Tondereau, des Chevais, des Ferrand, des Norguet, leurs sourcils roux qui frisent un peu. Le nez d'ici, les sourcils d'ici. Les moustaches de mon père, de mon grand-père, de mon arrière-grand-père. 
C'est un soldat de chez nous.
Des femmes au corps épais, en foulard et en tablier, l'ont pleuré dans leurs grands mouchoirs à carreaux, lui ont porté de beaux bouquets cueillis dans les jardins, trempés de rosée et de larmes, et serrés d'une ficelle à volaille, avant de reprendre la charrue.
 
Le malheur a frappé ici comme ailleurs. Un jour, un glas venu de loin, transmis dans l'angoisse par le clocher de la vieille église, a résonné en sanglots dans les champs.
C'étaient des gars craintifs et timides, des gars de la campagne. Ils n'ont rien dit. Ils ont laissé les moissons aux femmes et aux enfants, ils sont montés dans les trains, ils ont bu pour monter au front, au lieu de la piquette du coteau, la gnôle infecte des tranchées, et ils ont vu les mouches se poser alanguies au fumier des cadavres. Dans les ruines d'autres villages, dans les champs dévastés d'autres fermes, que labourait la haine, que moissonnait la mort, ils ont laissé l'espoir, et tant d'amis, et puis la vie enfin.
Ici, le maire allait de maison en maison porter les lettres tamponnées et semer la détresse. Il ne s'habillait plus qu'en noir. Les épouses et les mères se pressaient à la messe de six heures, chaque matin, après la traite.
 
A quoi ont-ils donc pu penser, sous la pluie de mitraille et de sang, et à quoi pensent-ils, maintenant, ceux qui sont restés là-bas, couchés dans une autre terre ? On n'a jamais su.
Mais, quand tout a été fini, quand il a fallu choisir, pour la statue du monument, on n'a pas pu les imaginer autrement, ces morts d'une étrange et lointaine guerre, qu'en bons pésans appuyant sur la bêche leur grand corps fatigué de travail, posant leur fin sourire, satisfait et méfiant, sur la terre rousse et baignée de ciel, où les moissons frissonnent comme le temps, dans le vent de chez nous.
Car la terre, le travail, les chances des récoltes, même les morts, ici, y pensent encore, après, dans le vieux cimetière qui veille sur les champs.

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Capricorne

Publié le par Carole

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                Galerie de capricorne - lavoir de Selommes 
 
 
Un jour, je ne sais plus quand, on m'a appris que j'étais du signe du capricorne. Les étoiles m'avaient tracé sur cette terre le chemin têtu des chèvres et des monstres, des insectes invisibles qui rongent en silence le cadavre des troncs. Une piste aride, solitaire, de bête et de paria. Puisque j'étais née un quinze janvier, disait-on. Et qui donc le disait ? - des petites filles cherchant le ciel sur leurs marelles, de vieilles femmes aux cheveux de nacre, qui connaissaient la vie et mieux encore la mort, toutes sortes de gens très dignes de confiance.
Enfant, j'en ai été longtemps effrayée. J'aurais tant aimé être balance, être gémeaux, être moi-même et l'autre, plus forte d'être deux, de n'être pas toute en moi, d'être aussi un peu à côté.
Plus tard, j'ai oublié, dédaignant les astres et les astrologues, de me soucier de cet absurde signe, encombrant comme un fardeau du destin.
Et maintenant, à bien y réfléchir, cela me convient tout à fait d'être un capricorne.
D'être la chèvre depuis longtemps disparue du village, errant comme un fantôme dans les enclos déserts et chevrotant son petit air comme une mélodie de cloches dans le silence des jours perdus.
D'être l'insecte lové dans le vieux bois, traçant sa route comme un point d'interrogation, comme un trou de serrure dont la clé serait à retrouver plus loin, jetée dans l'herbe haute.
D'être là-haut, dans ce grand mouvement des étoiles qui dessinent des routes, des ombres et des vies, et d'être, aussi, au plus profond des poutres, dans l'aubier d'un monde très ancien, l'insecte lent qui creuse des galeries profondes - me nourrissant, pour qu'elles vivent encore un peu en moi, de tant de choses qui ont été solides, qui ont tenu le ciel du monde où j'habitais, et qui, bientôt peut-être, ne seront plus.

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