le village : selommes
Le cimetière est à l’écart du village.
La route monte un peu, d’abord on n'aperçoit rien. Puis, lentement, on les voit surgir. Les cyprès d’abord, un à un, les croix ensuite, et enfin le muret rectiligne.
C’est, posé entre la terre nourricière et le ciel immense de la Beauce, comme un de ces temples primitifs construits en plein air, où de hautes statues sans visage, immobiles et semblables, mystérieusement se dressent, selon des lignes géométriques dont l’ordre nous échappe.
Tout cela austère, solennel et dépouillé, vaguement sinistre, d'une pureté saisissante de formes et de couleurs.
On se surprend à regarder longtemps, sans comprendre pourquoi c'est si beau, finalement.
Puis on reprend la route. Il y a là des gens dont nous portons le nom, des gens qui nous attendent. Tout est très simple, au fond.
Depuis longtemps, en ville, je ne savais plus grand chose du ciel. Parfois j'en saisissais du regard quelques pans déchirés flottant entre de hauts immeubles, ou bien je tendais les mains vers des flaques de bleu éparses au reflet des vitrines, j'enjambais des bouts de nuages oubliés dans les caniveaux, j'égrenais des poussières d’étoiles dans la lumière fuyante des réverbères et des enseignes.
Dans ce village de Beauce rudement déboisé, au milieu des champs plats chichement bordés de maigres haies, j'ai retrouvé le ciel.
Comme à chaque fois, il m'a été tout entier donné.
Grand chapiteau des lumières et des ombres, théâtre des levants, des couchants, des pluies, des brouillards, des orages, immenses plafonds à caissons suspendus des nuages que le vent forme, déforme, et toujours emporte, et toujours ramène, palais des champs baignés d'eau verte : j'ai vécu là comme en moi-même.
J'ai marché dans les herbes où mûrit la couleur.
J'ai été, contre l'azur au ventre gris, le caillou clair, la terre roussie des chemins qui vont loin.
J'ai vogué comme un banc de nuages vers cette nacre au bord de tout, ce lointain emperlé de brume où toutes choses se confondent.
Sur les chemins de mon village, le ciel est la forme visible du monde : il suffit de marcher, et la sagesse emplit les yeux qui savent, la vérité grandit dans le corps qui va.
L’horizon sans limites s'enroule au bout de chaque champ comme au bord de nos doigts. En tournant sur nous-mêmes, nous pourrions devenir des astres, semblables aux grands tournesols d’août qui vont lentement sur leur tige.
Une moitié de terre brune, de pierres blanches, de vagues vertes ou jaunes - une moitié de ciel, de soleil, de nuées, d’étoiles et de lune : il n'est rien qui ne tienne dans ce double hémisphère.
Tout au bout de l'avenue qui mène à la gare en ruines, elle est toujours là. On l'avait bâtie de béton, aussi se tient-elle encore droite et lourde. Mais rien n'a pu empêcher la pluie de salir le crépi des murs, rien n'a pu empêcher les saisons de recouvrir le toit de lichens et de mousses, rien n'a pu empêcher le gel et le vent âpre de la Beauce d'écailler la peinture des volets, ni le vieux store de tomber comme une paupière usée sur un oeil mort.
Les hauts tuyas qui l'habillaient de frais ont été brutalement coupés comme les lauriers du bois dans la chanson oubliée dont j'ai un jour su les paroles. La voilà mise à nu, et son pauvre corps gris de vieille fait mal à voir.
Ma chambre était à l'étage, devant, juste au centre. Quand j'y suis entrée pour la première fois, j'avais juste six ans et j'avais éprouvé un ravissement qui me bouleverse encore, devant les murs tapissés de petites roses. C'était un beau jardin de rêve et de papier, où j'ai cueilli ma part de bonheur - celle qu'il faut se dépêcher de saisir sur les branches du temps. Depuis, la moisissure, cette sombre créature qu'on enfermait alors à la cave, a grimpé sauvagement l'escalier ciré, pour tout redessiner en noir et blanc là-haut.
Dans le jardin, derrière, sur le talus, poussaient des coquelicots que je dépeçais chaque printemps dans leurs boutons encore fermés, pour faire surgir leurs robes pâles et froissées, d'une beauté délicate de promesse et d'espoir. J'avais de fugaces remords quand ils mouraient ensuite au soleil, abandonnés. Il y avait aussi de longues colonies immobiles de ces punaises noires et rouges qu'on appelait gendarmes et qui attendaient on ne sait quoi de terrible au coeur de la lumière, l'été.
La porte d'entrée, qui conduisait à ce jardin, était toujours ouverte. Elle est toujours fermée maintenant, soigneusement fermée à clef. On craint probablement que des vagabonds ne s'installent. Mais nulle serrure ne peut arrêter les squatters muets qui logent là sans qu'on le sache : nos coeurs d'enfants qui s'obstinent.
Au village il n'y a pas de "tags". Sauf celui-là, je crois. Il s'efface de pluie, s'éraille au crépi pelé, se mange de lichens. Posé comme un ectoplasme sur le mur fatigué, il va très doucement vers sa disparition.
Sortir à la nuit tombée muni d'un marqueur pour aller, mélancoliquement, écrire les lettres recopiées d'un mot nouvellement appris ; tracer sur le ciment, à la lueur falote d'une lampe de poche, sans trop de repentirs, les arrondis tout d'abord esquissés aux marges d'un cahier : travail absurde et minutieux d'écolier maladroit, désoeuvré, un samedi d'ennui, un dimanche de vacances, un jour qui n'en finissait pas de finir...
L'inscription n'est pas assez visible pour être vraiment laide, elle est juste un peu pitoyable. Et d'un vide absolu. Car justement elle ne dit rien, ne trouve rien à nous dire dans son effort dérisoire pour être là quand même, et rouler sur le mur, en larmes égarées, en puzzle anonyme.
Pourtant, "THE NAME"... C'est vrai, c'est là qu'est le problème, la "question" véritable, celle d'Hamlet, de Shakespeare et des autres... même un écolier de ce petit village a assez vécu pour le comprendre, et l'exprimer à sa façon, un soir de désarroi ou de révolte.
Trouver de quoi remplir un nom d'une faible présence. Poser, quelque part, un instant, pour exister, ou savoir qu'on existe - ce qui peut-être pourrait importer davantage -, son nom. Le nom. Celui qu'on s'est donné, ou qu'on vous a donné. Ou même pas un nom, juste la forme d'un nom, la possibilité d'un nom, l'énigme d'une vie, la trace vague d'un passage. Et puis se résigner, laisser la pluie, la nuit, le lichen et le temps en faire tout ce que bon leur semblera.
Tant de boutiques ont fermé, dont seules se souviennent les vieilles gens, les volets gris et clos que brûle le soleil, et les grilles épuisées qui rouillent à la pluie.
Alors, chez Lili, c’est OPEN, et j’en suis heureuse.
Chez Lili, c’est OPEN,OPEN,OPEN…, OPEN, OPEN !
Au village, sur le mur d'affichage de la mairie, le temps se dépose lentement, couche après couche, en bouts d'affiches et de mémoire que délavent les pluies, qu'éteignent les soleils, que détachent les vents.
On se contente de coller les papiers colorés les uns par dessus les autres sur le mur gris et fissuré, moisi de colle ancienne et rongé de lichens.
C'est tout à fait comme dans la vie. C'est tout à fait comme dans nos coeurs. Espoirs et peines, misères et joies viennent à leur tour. On superpose, on recolle, et on laisse vieillir, aux pluies, aux soleils et aux vents, les mots qui passent et les maux qui s'effacent. Les couleurs peu à peu se ternissent, les paroles s'embrouillent aux lèvres qui se fanent, les promesses expirées s'effritent au vent qui vient. Parfois un moment de bonheur repeint le monde en jaune, en orange ou en bleu. Et depuis si longtemps on ne sait plus très bien, ni qui on est, ni ce qu'on voudrait dire.
Mais, pour ce soir du 31 décembre, qu'il en soit, simplement, ainsi que le hasard, affiche après affiche, l'écrivit sur ce mur : A bas l'austérité ! que la fête villageoise revenue tourne en nos âmes grises la ronde de l'enfance, qu'une chance nouvelle nous soit donnée.
Et que, sur le manège coloré de l'espérance, enfin s'envole, légère et apaisée, vers cette année nouvelle, notre âme colibri.