Marque déposée
Quartier de la Madeleine - Nantes
Et de cela aussi je voulais vous parler, de ces murs délabrés, de ces tumeurs cachées, de ces entrepôts morts que recouvrent la mousse, le lierre, les graffitis, la lèpre de l'oubli.
Cette ville est comme toutes les villes, un vaste tableau pointilliste : sa beauté naît de milliers de taches, son avenir se dessine dans les monceaux de ses décombres, et les débris d'hier partout tracent en tremblant les chemins incertains de demain.
Dans des coins sombres et délaissés, loin des Hangars du port dont les ruines aujourd'hui sont vouées aux divertissements, il arrive qu'on s'égare. Qu'on découvre les traces d'une usine oubliée.
On y fabriquait ce que maintenant on fabrique au-delà, bien au-delà des mers - des étoffes ou des meubles, par exemple -. Nul ne se souvient plus du vieux nom disparu, de la marque déposée, renversée, à peine encore lisible sur un mur décrépi, sinon quelques vieillards, dispersés en banlieue, qui ont travaillé là, et n'osent plus venir - et l'on dit qu'ils radotent quand ils s'obstinent à porter encore leurs bleus usés et à parler aux morts de l'atelier détruit, tandis que leurs petits-enfants précaires ou stagiaires prient Notre-Dame du RSA et invectivent le triste Paul Emploi.
Un seul mot, long comme un jour sans travail, désindustrialisation, résonne sous les pas de ceux qui s'égarent en ces lieux, heurtant les déchets et les ronces.
Cette ville est comme toutes les villes, elle aimerait oublier ses coins d'ombre. Mais elle est là aussi, autant que dans ses gloires et ses vitrines, ses monuments, ses banques, ses grues et ses hôtels de luxe bâtis en hâte sur le passé enfoui.
Cette ville est comme toutes les villes, à l'image de ce monde au fond si primitif qu'on appelle moderne : ardente, vorace, splendide, conquérante, terrible, et pourtant si fragile sur ses ruines accumulées et ses vies déposées.
Mais dans les cours désertes, contre les murs lépreux, les amoureux s'embrassent encore comme ils l'ont toujours fait - les yeux dans les yeux, ou bien perdus peut-être dans un rêve plus loin, où grandit la lumière.