La voie
J'ai sous les yeux le catalogue de l'exposition "Hokusaï" qu'on peut voir en ce moment au Grand Palais.
Et ce qui me bouleverse, ce n'est pas seulement de constater l'incroyable richesse et la perfection surhumaine de cette oeuvre, c'est surtout de pouvoir, image après image et page après page, grâce à l'organisation chronologique qui a été si justement choisie, suivre tout doucement la "voie" empruntée par le maître.
Elle nous est presque étrangère, à nous impatients Occidentaux, cette notion de "voie", pourtant c'est l'une des clés qui pourraient nous ouvrir, si nous savions la tourner et la retourner, les portes innombrables, transparentes et opaques, solides et coulissantes, de l'ancienne pensée japonaise. Tout ce qui demande savoir ou savoir-faire s'apprend selon le "dô", la "voie", et il y a une "voie" pour les peintres et les calligraphes aussi bien que pour les guerriers et les femmes de la bonne société apprenant à nouer l'obi des kimonos ou à préparer le thé.
Comme tout chemin, la "voie" a d'abord été tracée par les pas de milliers de prédécesseurs. Et, comme tout chemin, elle va d'étape en étape. Ainsi, le peintre s'engageant dans la voie apprend lentement son métier, suivant son maître. Lorsqu'enfin il franchit la première étape, le premier "dan" qui lui permet de s'approcher du maître, il lui est loisible de changer de nom, car la voie est un chemin toujours double : comme un arbre mobile dont les racines accompagnent le feuillage, elle chemine à la fois dans les réalisations visibles de celui qui la suit et dans les profondeurs invisibles de son être.
Puis, parvenu un peu plus loin sur la "voie", le peintre atteint la seconde étape, celle qui fait de lui un maître à son tour. Il change encore de nom, et il reprend le chemin qui ne peut s'arrêter. Il lui faut atteindre l'étape suivante, et la suivante encore, pour avancer, d'étape en étape, juqu'au dernier "dan". Là seulement commence l'autre chemin, celui qui mène à l'inconnu. Et seul peut l'atteindre le maître qui a vécu assez vieux pour s'être plusieurs fois dépouillé de son nom, comme un mince serpent changeant de peau jusqu'à se faire dragon. C'est pourquoi Hokusaï, estimant qu'il n'avait commencé à comprendre son art qu'à l'âge de soixante-treize ans, a exprimé le souhait en apparence insensé de vivre au moins cent-dix ans afin que "point ou ligne, tout soit vivant" dans ce qu'il tracerait. Et c'est en effet dans ses années d'extrême vieillesse qu'on voit son art se libérer, tenter toutes les expériences, tous les renouvellements, toutes les folies de la vie bouillonnante.
Ainsi, alors qu'en Occident, à la même époque, de jeunes artistes se chargeaient comme des géants de frayer seuls et d'un coup des avenues nouvelles, au Japon le vieux maître avançait sur son étroite voie, à petits pas de nain, attendant le grand âge pour s'élancer en titan là où s'effacent toutes les routes.
Dans la dernière oeuvre qu'on connaisse de lui, réalisée alors qu'il avait probablement quatre-vingt-neuf ans et se faisait appeler Gakyō Rôjin Manji, "le vieux fou de peinture", un dragon s'envole dans le ciel sur le dernier tronçon insaisissable du chemin, ce nuage noir sinuant qui conduira peut-être au néant, peut-être à l'infini. Peu importe. L'essentiel est que son corps vertigineux se confonde exactement avec le tracé de l'encre. Ou inversement. A moins que ce ne soit encore le contraire.