J'ai pris ce cliché un soir, alors que je photographiais par jeu cette place, dont j'aime le dallage géométrique et cependant irrégulier. J'avais posé mon trépied, enclenché la télécommande. Un homme est passé, qui s'est trouvé, en quelque sorte, emprisonné dans la photo à l'état d'ombre, comme il arrive dans ces cas-là aux personnages en mouvement. Tout à coup il s'est arrêté, pour répondre, je crois, à un appel téléphonique. Si bien que l'image l'a aussi capturé sous sa forme humaine habituelle, un peu floutée, évidemment, mais bien reconnaissable malgré tout.
Ainsi, sur mon cliché, j'avais saisi, tout à la fois, et sans l'avoir voulu, un homme vivant, son ombre portée dessinée par la lueur du réverbère, et son fantôme - l'image méconnaissable de ce qu'il était quelques fractions de seconde plus tôt, et déjà n'était plus.
Et maintenant, bien sûr, à l'instant où je le regarde, où vous le regardez, cet homme est encore un autre, car chaque instant nous éloigne de nous-même. Un autre parmi tant d'autres. Pris entre le fantôme de ce qu'il n'est déjà plus et l'ombre fugitive que projette son corps présent sur ce qu'il deviendra bientôt. Marchant et s'arrêtant, puis reprenant sa route étrange, sur le grand damier de la vie.
Un humain comme vous et moi, en somme, qui téléphone, bavarde et prend des rendez-vous, sans se douter de rien.