A Marie-Hélène
La Seine est toujours charmante à Corbeil, même au coeur de l'hiver.
L'eau était haute hier, toute salie de boue, mais elle était si douce encore, sous ce dernier soleil de l'année, caressante aux rivages noyés, aux arbres sombres hérissés de bourgeons.
Un paysage d'aquarelle, lavé au bleu d'un ciel rêveur, passé aux couleurs de l'impressionnisme...
Et brusquement j'ai vu paraître, moteur lancé, remontant rapidement le cours du fleuve... l'Amoco Cadiz !
Oui, j'avais bien lu, cette péniche alerte, dont le passage tranchait, sur la peau de l'eau brune, de grands sillons d'azur et de reflets profonds, c'était... l'Amoco Cadiz....
L'Amoco Cadiz... qui pourrait oublier ?
On était en 78. Mars 1978. Le 16 avait eu lieu la terrible avarie. Le lendemain, au soir, sur tous les écrans de télévision, brisé, immense, le navire s'enfonçait lentement comme un monde épuisé. Et le noir, visqueux, fatal, gagnait les côtes, recouvrait les rochers, les algues, les arbres et les oiseaux, mangeant toute beauté, léchant et dévorant, impitoyable, notre absurde foi dans ce pétrole que nous avions honoré comme un dieu.
Presque dix ans plus tard, sur le sable blanchi d'ossements de la baie des Trépassés, j'ai vu sécher des galets bruns, huileux et lourds, inlassablement ramenés par les tempêtes.
Comment a-t-on pu peindre, et chaque année repeindre, en lettres bleu de ciel, sur un bateau d'aujourd'hui, sur un bateau vivant, ce nom de ténèbres et de mort : Amoco Cadiz ?
L'a-t-on nommé ainsi en forme de macabre plaisanterie ? Ou bien, par une sorte de superstition, a-t-on souhaité donner un nom de malheur au bateau pour l'empêcher de céder au malheur, le rendre fort et redoutable - de même qu'on sculptait des têtes de Méduse, jadis, sur les boucliers des combattants ? Est-ce au contraire par dérision qu'on a ainsi baptisé un bâtiment voué peut-être au transport d'hydrocarbures, et aux soutes éternellement noircies et engluées, sous la coque pimpante ?
Mais à quoi bon chercher ? Ceci ne concerne que le proprétaire de la péniche.
Et, finalement, cet Amoco Cadiz remontant vaillamment le cours assombri de la Seine, je veux en accepter l'augure - ou simplement l'image - pour cette année nouvelle.
Car c'est un beau symbole, cette péniche au nom de catastrophe, parcourant les rivières et les fleuves, remontant le courant, glissant en hâte vers l'année qui vient. C'est, je crois, le tableau de l'humanité, qui, de misères en désastres, traîne à travers le temps son chargement de cauchemar et d'innommable, mais va toujours, et court, et se jette à demain, belle malgré tout, jeune, forte, et chargée de promesses - capable toujours de tout recommencer.