Décor
C'est si étrange, une ville, la nuit, quand elle se fige dans ses pans d'ombres et de couleurs. Vue des toits, on dirait un décor de théâtre, une maquette aux plis de carton soignés peints de bitume et de grands aplats lumineux.
Un avion s'est accroché là-bas, dans ce ciel brun d'aujourd'hui où l'on ne peut plus lire la route de l'étoile polaire. Immobilisé par la pose, réduit à sa seule empreinte de lumière. Comme un trait de craie cherchant les mots d'on ne sait quel récit perdu. Comme un coup de canif dans la toile du décor, laissant voir la lueur des coulisses. Comme une fusée d'artifice égarée, oubliée seule après la fête. Comme une de ces armes qu'en Amazonie des Indiens jettent aux hélicoptères qui les survolent - flèche lancée dans l'espace par la terreur de disparaître.
Cette fin d'année est traversée d'absurdes rumeurs de fin du monde. Personne n'y croit, et pourtant tous, nous nous étonnons tant, chaque jour, que cette planète en péril, ce beau navire surchargé et blessé, continue malgré tout sa traversée, qu'il nous semble probable que quelques fous se persuadent d'une imminente apocalypse. Ce monde est si peu de chose... rien de plus sans doute dans l'univers, et peut-être même beaucoup moins, que cet avion, là-bas, réduit à un seul trait de craie mince et près de s'effacer, au grand tableau du ciel, au-dessus de la vieille cathédrale.
C'est si fragile, une ville dans la nuit, on la pare pour Noël, elle brille de tous ses feux, mais, vue de loin, elle n'est guère qu'un décor de carton noir et or qu'un courant d'air perdu dans l'univers suffirait à disperser à jamais.
Depuis les toits, là-haut, regarder, la nuit, la ville s'éteindre peu à peu, fenêtre après fenêtre, lucarne après lucarne, paupière après paupière, tandis que s'éloigne le machiniste, et que seuls tremblent, au vent glacé de solitude, les maigres troncs des réverbères, sous un ciel sans étoiles, c'est toujours très beau, très doux, vraiment fascinant, délicatement triste, vaguement douloureux...