La photo est banale, bien sûr, et je ne prétends pas vous la faire admirer : tout le monde a déjà vu de telles photos de hérissons. Mais voilà : moi, je n'avais jamais réussi jusque-là à me poster aussi près d'un hérisson sans qu'il prenne la fuite ou se mette "en boule".
Cet après-midi-là, dans mon jardin il y avait tempête et les arbres ployaient en grinçant sous l'effort. J'avais aperçu le hérisson depuis la fenêtre de la cuisine, et j'étais sortie pour marcher vers lui. J'avais "bon vent" de photographe, car j'étais "sous le vent", comme on dit en marine : le vent soufflait fortement vers moi, empêchant le hérisson, qui lui était "au vent", de me sentir aussi bien que de m'entendre.
Pluie et vent, vacarme et tintamarre... le mauvais temps se déchaînait au jardin... l'animal se tenait visiblement en alerte, frémissant comme le sont toujours les animaux qui se tiennent à découvert, veillant ferme au noroît, redoublant de prudence et hérissant ses poils puisqu'il y avait tempête. Et, certes, si le danger était venu du côté qu'il surveillait, celui dont le vent soufflait, dont le bruit venait, il l'aurait aussitôt deviné, depuis longtemps il aurait fui... mais la menace lui venait d'ailleurs, du côté qu'il ne surveillait pas. J'étais le danger inconnu, inconnaissable... je me suis approchée, j'ai avancé, tout près, tout près. J'aurais pu le saisir, le piétiner, le détruire, j'avais tout pouvoir sur lui qui ne se rendait toujours compte de rien, et continuait à fouiller le sol du museau, dégustant je ne sais quels oeufs posés là dans les feuilles et la mousse... Modeste prédateur, je me suis contentée de quelques clichés.
J'ai repensé à tout cela, ensuite. Souvent, méfiants comme des hérissons, nous nous tenons en alerte, veillant à toutes les menaces, prêts à fuir ou à nous mettre "en boule" pour résister... Si le vent souffle fort, s'il y a gros temps au jardin, nous redoublons de vigilance. Nous nous croyons habiles, nous pensons être prêts.
Et puis le danger vient d'un autre côté. Celui que nous ne surveillions pas, que nous ne pouvions pas surveiller, absorbés que nous étions par d'autres terreurs et d'autres tintamarres. Et cette extrême prudence que nous mettions à parer les dangers prévus, c'est elle justement qui nous empêche de deviner le danger nouveau, de faire le guet de ce côté inattendu dont il nous vient sans bruit. Le malheur n'a plus alors qu'à nous jeter à terre, d'un simple coup de pied, pauvres hérissons que nous sommes, parmi les feuilles mortes.
Le malheur ? Et le bonheur, donc ? Ne s'en vient-il pas à nous, lui aussi, bien souvent, du côté où nous ne l'attendions pas ?
Ainsi va la vie des humains et des hérissons. Sous le vent. Au vent.
"Peut-être me direz-vous : "Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? " Qu'importe, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?" (Baudelaire, "Les Fenêtres")
Je vais encore vous parler d'un livre. Comment ne pas en parler sur ce blog qui a fait de l'alliance de la photographie et du texte le thème majeur de ses (modestes) recherches ?
Le livre est de Martine Delerm, il vient de paraître aux éditions du Seuil, et il s'intitule : FEMMES de dos, de face et de profil.
Ces femmes, Martine Delerm les montre par la photographie et par le texte - à moins que ce ne soit par le texte et par la photographie : car c'est d'un même mouvement, d'une écriture unique et harmonieuse, d'une lecture dansante, glissant sur les images et sur les lignes, que nous entrons dans ces vies écrites et photographiées - photographiées et écrites.
C'est cela que j'ai d'abord admiré. Si souvent, le texte se pose sous la photographie, ou la photographie à côté du texte... Rien de tel ici : la photo s'écrit comme un texte, et le texte réfléchit comme une photographie la lumière et l'ombre d'une vie, ou d'un moment de vie.
J'ai aimé aussi que les femmes de ce livres soient celles que l'on croise chaque jour, en tous lieux : des femmes qui passent dans la rue, des femmes immobiles au bord de l'eau, des femmes jeunes qui veulent vivre, des femmes près de mourir, des femmes inconnues, des femmes célèbres qu'on voit sur des affiches. Toutes infiniment fragiles, non parce qu'elles sont femmes, mais parce qu'elles sont humaines, et parce que la photographie, comme l'écriture, en fixant ce qui fuit, en souligne toujours la poignante précarité.
Celles qui lisent, il est vrai - la bouquiniste, par exemple, la lectrice feuilletant les livres d'un tourniquet, ou la passante qui scrute une vitrine de libraire - semblent plus fortes, ancrées à un rivage plus ferme, habitantes d'un monde plus solide.
Enfin - et non d'abord - j'ai trouvé matière à penser dans ce titre : de dos, de face, et de profil. Sous son allure sobre, presque taxinomique, il nous trompe un peu et il nous dit beaucoup - comme doit le faire un titre.
Car, de face, l'auteur ne montre que les visages des affiches, des vieilles photos achetées à la brocante, ou des pochoirs recouvrant les murs ou les rideaux de fer. Aucune femme vivante.
Et de profil, elle ne nous fait voir que des ombres chinoises découpées sur la ville - ou bien des visages si bien penchés et détournés qu'on ne les distingue pas davantage que s'ils étaient de dos.
Les mots qui importent sont donc bien les premiers, les plus étonnants, presque incongrus : de dos.
Presque toutes les femmes vivantes du livre, sont en effet montrées de dos.
C'est à cela que je voudrais surtout réfléchir. Il y a là bien sûr une contrainte : tout photographe sait qu'on ne peut montrer de face que des personnages qui posent - acteurs, modèles professionnels, entourage complaisant, célébrités, ou passants sollicités qui auraient donné leur accord. Mais c'est bien autre chose encore, et, comme souvent, de la contrainte naît la chance de faire oeuvre : car ceux qui posent, à quoi bon les photographier ? Ils sourient, ou nous fixent tristement, sévèrement... quoi qu'il en soit, ils nous imposent à travers leur visage l'apparence qu'ils se sont composée. Ils ne nous proposent pas leur histoire, ils prétendent en maîtriser l'écriture.
Or, de même que l'on peut voir bien plus de choses "derrière une fenêtre fermée que derrière une fenêtre ouverte", comme l'a fait remarquer Baudelaire, car il y a là une vie à "refaire", une "légende" à faire, on voit beaucoup plus profond dans un personnage qui se présente de dos que dans une personne qui se présente de face.
Un inconnu qui marche devant nous vers des lieux que nous ignorons, qui regarde devant nous quelque chose que nous ne voyons pas... c'est le début d'une histoire, l'esquisse d'un roman. Et nous qui le suivons du regard, qui nous attardons un instant dans son ombre, nous nous faisons brièvement romanciers, poètes ou conteurs.
Ainsi, ce qui finalement m'a semblé le plus remarquable, dans ce livre où les femmes sont montrées de dos, c'est que nous y découvrons, comme devant la fenêtre fermée de Baudelaire, comment sentir que nous sommes et ce que nous sommes en nous penchant sur des vies inconnues. Nous assistons à la naissance du récit : un coup d'oeil sur un être qui passe, qui s'éloigne, que nous suivons un instant, ou qui s'arrête et nous arrête derrière lui - cela suffit, entre nous-même et l'autre, le lien se noue, et le récit se tisse.
Prenez-y garde : ceci n'est pas un recueil de photos et de textes, c'est, au plus profond, une méditation sur le récit, sur ce désir de raconter qu'on appelle parfois littérature, parfois photographie.
C'était hier au soir, c'était un soir d'avril - il bruinait triste et froid, le printemps endeuillé de lui-même piquait de larmes grises le rideau morne des rues sombres.
J'ai remarqué en passant le volet de fer peint à fresque, décoré - comme beaucoup d'autres dans ce quartier - par celui qu'on pourrait appeler "le maître des animaux étranges", l'un des plus doués, l'un des plus surprenants aussi de ces artistes inconnus et sauvages qui repeignent la ville chaque nuit. Des oiseaux colorés, posés comme en leur nid à l'intérieur d'un large bec prêt à les dévorer, agitaient eux-mêmes avidement leurs longs becs aiguisés. Semblables, au fond, à l'humanité tout entière, nichant féroce et vorace dans le monde menaçant qui l'abrite.
L'un des oiseaux, tout en bas, le plus bleu, avait l'air de vouloir attraper la bicyclette posée contre la fresque, avide, peut-être, de fuir vers un autre monde, dont on ne savait s'il serait meilleur - tant l'oiseau était bleu -, ou pire encore - tant le bec était pointu.
Cela m'a semblé amusant, tout d'abord, léger et lumineux comme un rayon de soleil revenu, cette rencontre de l'oiseau et de la bicyclette. Puis, à la réflexion, un peu inquiétant... Je me suis dit que l'Ange du Bizarre cher à Edgar Poe et à Baudelaire avait une fois de plus effleuré de son aile les murs de notre ville.
Tout au bout de la rue, l'Ange du Bizarre avait dû encore gratter l'ombre bruineuse de son long bec d'oiseau, car un vieil homme vêtu de blanc, appuyé sur une canne, déclamait, comme il l'aurait fait sur une scène :
"En ce moment, je travaille... je travaille ! Je travaille avec un homme blanc, très blanc, tout blanc ! Il est blanc, bien trop blanc..."
C'était décousu, dépourvu de tout sens, mais la voix de théâtre, parfaitement timbrée, détachait chaque mot avec des intonations de Comédie française, forçant à écouter. Que c'est étrange, ai-je pensé. Et l'homme, de sa voix forte et grave, a entonné, comme en écho :
" Pour le peuple, les étrangers sont étranges !"
Il avait beaucoup de talent, c'était sinistre, absurde et somptueux. On aurait cru un roi Lear, un pauvre Jacques mélancolique dans la forêt du soir triste.
Celui-là était-il un acteur devenu fou, ou un fou à qui sa folie donnait le talent d'un acteur ? Et était-ce la folie qui lui dictait ses rôles, ou bien ses tirades insensées étaient-elles composées de bribes d'oeuvres jadis apprises, qui se pressant trop vives auraient fait basculer son esprit ?
"Donner aux mots à peu près l'importance qu'ils ont dans les rêves...", avait dit Antonin Artaud. N'était-ce pas ce que faisait ce fou, laissant ricocher comme en rêve les mots qu'il déclamait ?...
Mais alors, si théâtre et folie sont si proches, alors que penser de... de tout... du théâtre, de la littérature, et de tant de paroles fascinantes jetées sur la folie du monde ? Sont-elles une folie nouvelle, ou le dernier recours et l'ultime secours de nos âmes boiteuses ?
Ange du Bizarre, toi qui rôdais obstinément ce soir-là dans les rues grises, connais-tu la réponse ?
C'est d'un livre que je vous parlerai aujourd'hui. D'un petit livre, d'une soixantaine de pages, qui remue de grandes détresses. Le livre d'Eric Fottorino, Suite à un accident grave de voyageur.
L'auteur y évoque ce que j'appellerais les suicides ferroviaires : ces suicides qui ont lieu sur les voies des trains ou des métros.
Comme tant de voyageurs pressés de ces rames de banlieue si souvent confrontées à de tels "accidents", Eric Fottorino s'est longtemps efforcé de ne pas y penser, et d'oublier au plus vite ces annonces, anodines et terrifiantes, entendues dans les trains attardés sur les voies : "Suite à un accident grave de voyageur..."
Mais il y a eu ce soir où le RER qui devait le ramener chez lui s'est immobilisé, abandonnant à minuit les voyageurs désemparés près d'un cadavre qu'on emportait déjà. Puis la terreur de sa fille, un dimanche matin, quand elle a vu tomber d'un pont une silhouette humaine, avant d'entendre freiner le train.
Il ne lui a plus été possible d'oublier, il a essayé d'en savoir plus, de comprendre. C'est ce cheminement qu'il retrace, simplement, brièvement. De ce parcours d'un homme qui, parce qu'il croit aux mots, voudrait donner une suite aux vies brisées, s'efforçant de parler, pour qu'enfin "tous [l'] entendent", de ce qu'on cherche à taire, quelques étapes majeures se détachent. Ses longues errances sur le net, à la recherche des pensées des "RERiens", telles que les traduisent les commentaires, maladroits, cruels ou compatissants, recueillis sur un blog d'"usagers" consacré à ces accidents. Sa rencontre avec une jeune femme médecin, dont la soeur s'est jetée sur une voie de métro de la station Cambronne. Sa visite au carré infamant des suicidés du cimetière juif de la ville de Fès, où il s'est rendu sur les traces de son père marocain. Son angoisse, enfin, lorsqu'il reprend sa place parmi les "RERiens", qui ne survivent qu'en "gardant leurs distances", dans la solitude et l'indifférence à autrui.
Je viens de refermer le livre. Pourquoi l'ai-je posé sur le grand classeur rouge resté sur mon bureau ? Sur ce fond rouge le mince volume fait mal à voir, avec son titre rouge, son bandeau rouge - incongruité de ce bandeau publicitaire - ... tout ce rouge... tout ce sang... et la sciure et le sable jetés en hâte, boue écarlate, sur les voies qu'il faut dégager...
Non... cet effroi, ces réflexions tremblantes, ces pensées douloureuses que le livre a ouvertes ou plutôt rouvertes en moi, je ne les refermerai pas avec lui.
Quand Tolstoï précipite Anna sous un train, il prend bien soin de relier cette mort à sa première rencontre avec Vronski, lui conférant par là une nécessité symbolique et morale qui peut en transcender l'horreur.
Il en va tout autrement de ces suicides ferroviaires qui croisent ou interrompent nos trajets quotidiens. Aucune nécessité que nous pourrions comprendre ne vient en atténuer l'insoutenable violence, et le seul sens qu'ils peuvent prendre pour nous est peut-être de mettre au jour cet enchevêtrement fragile de voies sans issues et d'aiguillages aberrants qui dirige nos vies, dans ce monde dit moderne, dont les gares et les stations de métro ou de RER sont devenues l'allégorie - comme l'avait pressenti Paul Delvaux dans ses tableaux si troublants.
Je me suis souvent demandée quel mélange incompréhensible de détestation de soi et de narcissisme forcené pouvait conduire des êtres humains à se jeter sur les voies, offrant leur corps, d'un même élan, à une destruction totale et à une mise en scène spectaculaire. J'ai essayé bien des fois de comprendre ce que pouvait ressentir le conducteur de la machine, à être ainsi brusquement transformé, lui simple humain, en une aveugle et mécanique divinité de mort. Je me suis étonnée, moi aussi, de ces annonces soigneusement, absurdement édulcorées qu'on fait au haut-parleur, après, pour nous signifier que les choses doivent rentrer dans l'ordre - et de tout ce que cela peut nous révéler de cet ordre, dont la stabilité se fonde sur tant de drames et de détresses sans fin niées. J'ai été, également, stupéfaite d'entendre des gens, empêchés de rentrer chez eux ou de se rendre à leur travail, maugréer sur le quai contre le corps couché tout près - "encore un !"-, et fustiger son "égoïsme" de malotru, en "braves gens" ordinaires, résolument ordinaires, bien décidés à ne pas prendre la mesure de ce fait que la mort abolit justement les règles du quotidien, et remet en question tous nos trajets, tous nos projets, tous nos jugements. Et que dire de l'obstination morne des journaux du lendemain à réduire la tragédie aux quelques lignes plates d'un fait divers, ou, plus souvent, à l'effacer tout à fait, préférant éviter d'en parler ?
Bien des choses me reviennent en mémoire. Ce silence préoccupé de mon grand-père, chef de section, qu'on avait appelé en urgence, un soir, pour constater un "accident".
La mort de ce jeune homme, l'année dernière, dans la petite gare encore campagnarde de Thouaré, tout près de chez moi.
Une autre histoire, encore. C'était il y a trois, quatre ans peut-être. On avait diffusé un avis dans les journaux locaux : il s'agissait de découvrir l'identité d'un suicidé dont on ne savait rien, sinon qu'il était monté dans le tramway à la station Saint-Mihiel, où il avait composté un ticket retrouvé dans sa poche, puis qu'il avait composté un autre ticket, également retrouvé sur lui, pour monter dans le bus, et se rendre, en règle jusqu'au bout, à la gare de banlieue où, finalement, il s'était jeté sous un TGV qui passait. Tout un périple ferroviaire, et un paquet de tickets dûment compostés, pour en arriver là, à ce grand désordre du suicide sur la voie.
Le lendemain, j'ai pris le tramway comme chaque jour. Je me suis assise, j'ai feuilleté le petit journal gratuit qu'on m'avait donné sur le quai. On rapportait aux pages locales ce fait divers, que j'avais déjà lu la veille, et l'on publiait, cette fois, la photo prise par la caméra de surveillance à l'heure précise portée sur le ticket du suicidé : on y voyait, silhouette vague, un homme encore jeune, en blouson gris, debout, l'air un peu hésitant, se tenant aux barres d'appui, sous un numéro de rame - le 24.
J'ai levé les yeux. Au-dessus de moi le numéro de la rame était justement le 24. J'ai tourné la tête et j'ai trouvé, dans l'angle, en face, le cercle sombre de l'objectif de la caméra. La silhouette floue qui s'était tenue, chancelante, dans le couloir étroit, s'était, elle, tout à fait effacée.
Et, repliant pour la conserver la page déjà froissée de mon petit journal, je me suis dit qu'il ne faudrait pas oublier de parler, un jour, quelque part, de cette image arrachée au néant.
A la vente Julien Gracq, chez Couton et Veyrac, qu'aurais-je pu acheter ?
Le lot 349 avec son jeu d'échecs de marque "chessmen", photographié pour le catalogue près d'un paquet de cigarettes Gauloises et d'un briquet ?
Cette horloge ornée de scènes de labour, d'anges et de bouquets de fleurs ?
Ce Pont fantastique gravé par John Howe, lot 222, dont les piles de bois, redevenues arbres escaladent les nuages comme des félins agiles ? Ou ces Courges débordant d'un jardin de balcon pour envahir la ville, imaginées en 1983 par Erik Desmazières, lot 224 ?
Plutôt, peut-être, ce morceau de carton muni d'une ficelle, que le vieux Louis Poirier accrochait à sa porte lorsqu'il sortait acheter une baguette à la boulangerie, ou faire un bout de promenade sur les rives de Loire, rue du Grenier-à-sel, ce morceau de carton qui prend des allures surnaturelles lorsqu'on y lit ces quelques mots soigneusement écrits d'une belle ronde : "Je reviens dans quelques minutes" ?
Revenir, qui sait ? Il est peut-être revenu cet après-midi de novembre où on a dispersé tous ses biens rue de la Miséricorde, tout près du cimetière où il a quelques bons amis, copains de lycée ou de régiment.
On a dit que cette vente était honteuse et misérable, mais moi, je crois que ça ne lui a pas forcément déplu de voir ainsi sa vie mise à nu finir en vanité, la pendule près du jeu d'échecs, le paquet de cigarettes avec les lettres d'André Breton et les cadeaux d'amis célèbres, le carton à ficelle avec les coupures de journaux flatteuses qui avaient si longtemps fait sa fierté - et le pont fantastique pour s'en aller plus haut. Peut-être était-ce lui, dans la salle, au dernier rang, ce vieux monsieur silencieux et solitaire, qui regardait sans enchérir, souriant quelquefois d'un air entendu.
Il fallait bien que tout parte, puisqu'il était mort. Tout est parti. 800.000 euros a-t-on dit, le prix d'une vie d'homme célèbre... c'est dire le peu de prix des autres.
Qu'aurais-je pu acheter ? Ce qui se vendait là n'était pas de ce qu'on peut acheter. Et ce que j'aurais voulu acheter ne se vendait pas là. Je n'ai rien acheté à la vente Julien Gracq.
Un peu plus tard pourtant, chez un bouquiniste qui s'était porté acquéreur du lot 402 ("ouvrages artistiques divers"), j'ai trouvé un livre tamponné de rouge Nantes 12 XII 2008 Vente Julien Gracq Couton et Veyrac. C'est un livre d'art qui s'intitule Joachim Patinir, d'Henrik Stangerup, paru aux éditions Flohic en 1992. Un livre qui a appartenu à Louis Poirier. Je l'ai imaginé flânant dans une librairie parisienne, séduit par la peinture de Patinir, achetant le livre. Son pouce avait marqué les pages d'un creux léger sur le papier.
C'est ainsi que j'ai finalement acheté quelque chose à la vente Julien Gracq. Un livre sur Patinir, peintre que j'ai toujours admiré, et dont je ne suis pas surprise que Julien Gracq et Louis Poirier tous les deux l'aient aimé.
Guidée par la trace légère de la main de Louis Poirier sur le papier glacé, je me suis arrêtée page 23, où le pouce s'est appuyé, et où se trouve la reproduction du plus mystérieux des tableaux de Patinir, le Passage du Styx du Musée du Prado, qui représente le voyage vers la mort, dans toute sa beauté paisible et bleue de crépuscule et dans toute son angoisse - les anges d'un côté, sur le rivage clair où fleurit la foi - les diables de l'autre, sur le rivage de nos doutes, affairés à brûler et à dévorer. Au centre, Charon rame debout, lentement, les yeux perdus, conduisant dans sa barque l'âme minuscule et nue d'un mort-enfant à tête de vieillard. L'âme en tremblant regarde l'enfer qui menace, tandis que les anges appellent, de l'autre côté, vers le rivage où serpente une rivière étroite. Devant Charon le fleuve pourtant semble poursuivre son cours tranquille, vers d'autres rivages et d'autres affluents. Et on ne sait vers où le Passeur finalement fera pencher sa rame, on ne sait même pas si ce voyage s'achèvera, si la mort ne pourrait pas être seulement cela, cette errance d'une âme nue, dans la paix du couchant, entre deux rives, remontant des fleuves bleus et des gorges boisées, plus loin que la foi et plus loin que le doute, sur l'eau qui, inépuisablement, ouvre les chemins, jusqu'aux affluents.
S'il revient, dans quelques minutes et pour toujours, ce ne pourra qu'être là, ai-je pensé, dans la barque lente et silencieuse, ombre diaphane et nue, sur ce fleuve du temps, et vers ces eaux étroites, qu'il lui faut remonter.
Et j'ai laissé le livre ouvert, page 23, sur le Passage du Styx.
(20 décembre 2008)
Quartier de la Madeleine - Nantes
Et de cela aussi je voulais vous parler, de ces murs délabrés, de ces tumeurs cachées, de ces entrepôts morts que recouvrent la mousse, le lierre, les graffitis, la lèpre de l'oubli.
Cette ville est comme toutes les villes, un vaste tableau pointilliste : sa beauté naît de milliers de taches, son avenir se dessine dans les monceaux de ses décombres, et les débris d'hier partout tracent en tremblant les chemins incertains de demain.
Dans des coins sombres et délaissés, loin des Hangars du port dont les ruines aujourd'hui sont vouées aux divertissements, il arrive qu'on s'égare. Qu'on découvre les traces d'une usine oubliée.
On y fabriquait ce que maintenant on fabrique au-delà, bien au-delà des mers - des étoffes ou des meubles, par exemple -. Nul ne se souvient plus du vieux nom disparu, de la marque déposée, renversée, à peine encore lisible sur un mur décrépi, sinon quelques vieillards, dispersés en banlieue, qui ont travaillé là, et n'osent plus venir - et l'on dit qu'ils radotent quand ils s'obstinent à porter encore leurs bleus usés et à parler aux morts de l'atelier détruit, tandis que leurs petits-enfants précaires ou stagiaires prient Notre-Dame du RSA et invectivent le triste Paul Emploi.
Un seul mot, long comme un jour sans travail, désindustrialisation, résonne sous les pas de ceux qui s'égarent en ces lieux, heurtant les déchets et les ronces.
Cette ville est comme toutes les villes, elle aimerait oublier ses coins d'ombre. Mais elle est là aussi, autant que dans ses gloires et ses vitrines, ses monuments, ses banques, ses grues et ses hôtels de luxe bâtis en hâte sur le passé enfoui.
Cette ville est comme toutes les villes, à l'image de ce monde au fond si primitif qu'on appelle moderne : ardente, vorace, splendide, conquérante, terrible, et pourtant si fragile sur ses ruines accumulées et ses vies déposées.
Mais dans les cours désertes, contre les murs lépreux, les amoureux s'embrassent encore comme ils l'ont toujours fait - les yeux dans les yeux, ou bien perdus peut-être dans un rêve plus loin, où grandit la lumière.