Un soir d'avril
C'était hier au soir, c'était un soir d'avril - il bruinait triste et froid, le printemps endeuillé de lui-même piquait de larmes grises le rideau morne des rues sombres.
J'ai remarqué en passant le volet de fer peint à fresque, décoré - comme beaucoup d'autres dans ce quartier - par celui qu'on pourrait appeler "le maître des animaux étranges", l'un des plus doués, l'un des plus surprenants aussi de ces artistes inconnus et sauvages qui repeignent la ville chaque nuit. Des oiseaux colorés, posés comme en leur nid à l'intérieur d'un large bec prêt à les dévorer, agitaient eux-mêmes avidement leurs longs becs aiguisés. Semblables, au fond, à l'humanité tout entière, nichant féroce et vorace dans le monde menaçant qui l'abrite.
L'un des oiseaux, tout en bas, le plus bleu, avait l'air de vouloir attraper la bicyclette posée contre la fresque, avide, peut-être, de fuir vers un autre monde, dont on ne savait s'il serait meilleur - tant l'oiseau était bleu -, ou pire encore - tant le bec était pointu.
Cela m'a semblé amusant, tout d'abord, léger et lumineux comme un rayon de soleil revenu, cette rencontre de l'oiseau et de la bicyclette. Puis, à la réflexion, un peu inquiétant... Je me suis dit que l'Ange du Bizarre cher à Edgar Poe et à Baudelaire avait une fois de plus effleuré de son aile les murs de notre ville.
Tout au bout de la rue, l'Ange du Bizarre avait dû encore gratter l'ombre bruineuse de son long bec d'oiseau, car un vieil homme vêtu de blanc, appuyé sur une canne, déclamait, comme il l'aurait fait sur une scène :
"En ce moment, je travaille... je travaille ! Je travaille avec un homme blanc, très blanc, tout blanc ! Il est blanc, bien trop blanc..."
C'était décousu, dépourvu de tout sens, mais la voix de théâtre, parfaitement timbrée, détachait chaque mot avec des intonations de Comédie française, forçant à écouter. Que c'est étrange, ai-je pensé. Et l'homme, de sa voix forte et grave, a entonné, comme en écho :
" Pour le peuple, les étrangers sont étranges !"
Il avait beaucoup de talent, c'était sinistre, absurde et somptueux. On aurait cru un roi Lear, un pauvre Jacques mélancolique dans la forêt du soir triste.
Celui-là était-il un acteur devenu fou, ou un fou à qui sa folie donnait le talent d'un acteur ? Et était-ce la folie qui lui dictait ses rôles, ou bien ses tirades insensées étaient-elles composées de bribes d'oeuvres jadis apprises, qui se pressant trop vives auraient fait basculer son esprit ?
"Donner aux mots à peu près l'importance qu'ils ont dans les rêves...", avait dit Antonin Artaud. N'était-ce pas ce que faisait ce fou, laissant ricocher comme en rêve les mots qu'il déclamait ?...
Mais alors, si théâtre et folie sont si proches, alors que penser de... de tout... du théâtre, de la littérature, et de tant de paroles fascinantes jetées sur la folie du monde ? Sont-elles une folie nouvelle, ou le dernier recours et l'ultime secours de nos âmes boiteuses ?
Ange du Bizarre, toi qui rôdais obstinément ce soir-là dans les rues grises, connais-tu la réponse ?