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Sous le pont

Publié le par Carole

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Il ne s'en doutait pas, ce passant qui consultait son Iphone, qu'il était menacé par un tank. Et pas seulement. Par un bombardier aussi. Et par un tsunami. Par ses paroles, et par ses silences. Par les papiers qu'il avait, et par ceux qu'il n'avait pas. Parce qu'il pensait jaune dans un monde trop noir, ou parce qu'il pensait noir dans un monde trop jaune.
Il ne s'en doutait pas, qu'il était anonyme, une vague silhouette dans une foule de silhouettes, un pictogramme dans un décor de pictogrammes. 
Ou bien peut-être au contraire qu'il s'en doutait. Et que c'était pour cela qu'il ne regardait pas autour de lui. Et qu'il consultait ses messages. Et qu'il en envoyait. Obstinément.

Publié dans Fables

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Encore un fait divers

Publié le par Carole

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    Aujourd'hui, un chômeur s'est immolé devant l'agence Pôle Emploi de la zone industrielle qui jouxte mon quartier. Vous en avez sans doute entendu parler ce soir, vous n'en entendrez plus parler demain, c'est un de ces faits divers qui "passent" à la télé, à la radio, en boucle, avant de disparaître à jamais. Mais c'était tout à côté de chez moi et l'histoire m'a frappée.
    A l'heure où le malheureux flambait, là-bas, devant l'intraitable Paul, j'étais encore en ville, et je cherchais à gagner la poste de la place Bretagne, depuis le cours des Cinquante-otages. Après avoir pris un de ces raccourcis étranges et sordides qui fendent les beaux quartiers comme des blessures de guerre, et où l'on n'invite guère les photographes, j'étais parvenue, par un long escalier raide, à une petite terrasse où j'avais l'intention de me reposer un instant. Tout au bout d'un plancher de bois moussu et menacé par les herbes hautes d'un jardin en friche, j'ai aperçu cette porte. Elle était si lourdement taguée, si extraordinairement inhospitalière que, par un de ces paradoxes que je ne cherche plus à expliquer, je me suis approchée pour l'admirer... et là, à ma grande surprise, j'ai découvert que j'étais devant une agence d'emploi, dédiée à ceux qu'on appelle "handicapés" - qui sont sans doute, de tous les "demandeurs d'emploi", les plus déshérités - mais pourquoi donc, au fait, dit-on "demandeurs d'emploi", en est-on donc vraiment arrivé à mendier les emplois et à les implorer comme des aumônes ?
   Une ampoule brillait faiblement à l'intérieur... on voyait se mouvoir quelques vagues silhouettes, le lieu n'était pas fermé, il était juste... ainsi... !
 
    Voilà. Il était environ 13 heures. Pendant qu'un homme flambait ou se préparait à flamber près de chez moi parce qu'il était sans travail, je regardais, oisive et stupéfaite, cette porte hideusement ornée de noms entremêlés et illisibles, qui se pressaient en couches épaisses et de dates diverses, accumulées depuis des mois, des années peut-être, aussi nombreuses et débordantes que les cohortes de chômeurs qui envahissent peu à peu le pays, et bientôt toutes nos pensées. Et pendant que brûlait là-bas ce martyr dont j'ignorais tout, devant ce monument d'une lourde éloquence où le mot accueil ne se donnait plus à lire que par quelques syllabes incertaines, je prenais peu à peu conscience du désastre. Comme si, soudain, on l'avait écrit devant moi, non plus à l'encre fade des journaux et des experts économiques, avec leurs mots si raisonnables et si savants, nous expliquant sans fin ce que jamais nous ne devrions pouvoir comprendre - mais en lettres brutes et rageuses de sang, de folie, de feu et de misère.

Publié dans Fables

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Passage de toucan

Publié le par Carole

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Parfois, en ville, sur un mur terne, sur l'ennui d'un parking, se pose un grand toucan comme une fleur.
Il vient de loin. Il voyage avec tout le pays qui l'a vu naître. Dans son plumage il traîne les vieilles forêts ivres où rôdent les longs fleuves semés de feuilles vives. Son gros bec de balsa épingle à nos yeux morts des fleurs aux lèvres rouges, et ses serres d'obsidienne accrochent à nos épaules la laine des buissons, les ailes de l'oiseau.
Et tout, dans la ville étonnée, s'en trouve renversé.
Tout chavire et vacille et oscille et ondoie. Tous les reflets des songes glissent en serpentant à l'assaut des rues froides, et de leurs anneaux verts s'enroulent aux serrures de la réalité. Les banques et les voitures, les instituts, les ambitions, les murs de ciment âpre, la tôle des capots, submergés par l'Eden, cèdent sans rémission, s'effacent sans lutter, et bientôt disparaissent, avalés de feuillages et rongés d'orchidées.
Il est grand, le pouvoir du toucan.
Mais peu le savent.
 
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Publié dans Nantes

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Le parapluie

Publié le par Carole

parapluie SOS
 
    Il avait l'air si triste et solitaire, contre le bord de l'abri d'autobus. La vitre se couvrait de tant de larmes de pluie. 
    A le voir, lui, sec, raide et bien refermé, j'ai pensé que c'était une femme âgée qui l'avait laissé là - une de ces vieilles femmes un peu coquettes encore qui ne veulent pas prendre de canne, et s'aident pour marcher d'un parapluie qu'elles ne peuvent jamais ouvrir quand il pleut, mais qu'elles protègent de tout leur corps, puisqu'il leur sert à s'appuyer. Ma grand-mère était de celles-là. J'ai encore à la maison son grand parapluie gris à poignée de bois, son dernier parapluie, son parapluie de veuve.
    Donc elle était venue, seule, bravement, au marché certainement, puisque c'était ce matin jour de marché. Fatiguée, boitant un peu, elle s'était assise sous l'abri, pour se reposer un instant, puis, au moment de monter dans le bus, encombrée de ses courses, elle avait laissé derrière elle le parapluie - cela va si vite, n'est-ce pas, et on a toujours peur d'être bousculée, de ne pas monter, de trébucher, de ne pas retrouver son ticket, d'on ne sait quoi encore.
    Le parapluie était resté là tout seul.
   Et elle... elle... il lui avait été si difficile de rentrer sans lui. Le chemin avait été bien dur et le cabas bien lourd, jusqu'à sa porte. 
 
    Je me suis approchée. J'ai vu le mot, sur la patte de fixation : SOS...
 
    Les choses, voyez-vous, qui vivent près de nous, souvent parlent pour nous.

Publié dans Fables

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Liberté

Publié le par Carole

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    Penser en cercle quand on te parle de carré, suivre la ligne aiguë des pierres quand on t'invite à te courber. Aller à l'est, quand le vent pousse à l'ouest, et pencher vers l'orient, quand le couchant t'entraîne. Sur le chemin qu'on te traça bien droit, poser ton petit labyrinthe, puis, inlassablement, sur toutes certitudes, laisser pousser très drue l'herbe vive du doute. 
    Toujours te tenir de côté - là où commence l'infini.
 
    Tu n'auras jamais d'autre liberté en ce monde.

Publié dans Fables

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Musique

Publié le par Carole

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    Que la musique soit la clé, je n'en ai jamais douté.
    Clé d'ut, clé de sol, clé de fa, clé de nos existences et clé de nos désirs, la musique est la clé de tout, la clé toute ourlée d'ombre et de lumière vermeille de cette porte étrange qui nous attend là-bas, de l'autre côté du miroir, pour nous conduire sur les marches du monde.
    Le coeur qu'elle a ouvert comme un quartier d'orange ne se referme plus. Et jamais cette clé ne se dérobe à celui qui un jour l'a saisie pour bâton, au pélerinage de la vie.
    Que cela soit inscrit dans un coin gris et laid de la ville, c'est ce qu'il faut. Que la clé tout là-haut reste accrochée vibrante comme un battant de cloche, piquée comme un insecte bourdonnant au coin des mots qui grimpent vers ce qu'on ne sait dire, c'est bien ce qui doit être.

Publié dans Nantes

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Mélissa et Germain

Publié le par Carole

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     Mélissa et Germain, il y a des mois que je vous rencontre chaque jour sur ma route. Voilà que vous aurez bientôt passé votre premier hiver, et ce panonceau circulaire, solidement accroché à l'arbre de la zone industrielle, est maintenant contre l'écorce comme une lune douce où, sur vos noms qui s'effacent, la pluie, le vent et le soleil ont posé leurs cratères, leurs vallées, leurs chemins, leur errante lumière.
     Sans doute aviez-vous accroché cet écriteau pour guider les invités de votre noce, ou de la fête qui devait sceller votre union. Vous l'avez fait assez solide pour résister au vent et à la pluie, aux jours qui passeraient, et, la fête depuis longtemps achevée, vous ne l'avez pas enlevé. Je crois que cela vous plaisait, de savoir que vos noms veillaient là-bas, et qu'ils montaient pour vous le chemin de ronde, gardiens fidèles, sur l'écu de carton.
   Mélissa et Germain, vous le saviez, que c'est audacieux, d'écrire deux prénoms humains côte à côte sur une feuille unique. Vous le saviez, que la route est longue et qu'elle est âpre, qu'on peut s'accrocher la peau au fil de fer aigu qui déchire les vies comme des arbres, et que les mots s'enfuient, au vent qui les balaie, aux pluies qui  font pleurer...  Mais vous avez fabriqué l'écriteau, et vous l'avez posé comme un bouclier sur le corps frêle du petit arbre de la zone industrielle.
  Et maintenant, qu'adviendra-t-il ? Peut-être que peu à peu vos deux noms se fondront à l'écorce de l'arbre, pour y grandir en feuillages et en paix, ramée de tendresse heureuse, au milieu de l'agitation des hommes. Peut-être que bientôt toutes les tempêtes accumulées dans vos coeurs tourmentés se lèveront pour vous déchirer, vous séparer, et vous jeter, guenilles de papier, solitaires, au grand souffle du monde. Ou bien plutôt, peut-être, ne restera-t-il demain sur le tronc de l'arbre qu'un cercle vide et creux comme un coeur sans bonheur, enveloppe fanée d'un message oublié, où vous continuerez, silhouettes pâlies, à faire semblant de vous aimer.
    Je n'en sais rien et vous non plus n'en savez rien. Mais j'aime voir quand je passe, entre les usines et les bureaux, au bord de la route accablée de camions et d'automobiles affairées, que, sur le petit arbre du trottoir, vos deux jeunes noms ont déjà traversé leur premier hiver.

Publié dans Fables

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Une vieille pomme

Publié le par Carole

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    Elle se perdait à la cave, je l'ai posée sur cette vieille assiette, jadis façonnée et peinte par les mains d'un très vieux potier provençal, et je l'ai emmenée au jardin. Puis je l'ai laissée là, sur la terrasse d'après-midi, à retrouver le soleil et à se baigner d'ombre aussi, et je l'ai regardée.
   Car c'est beau, une vieille pomme, ridée et craquelée, parcheminée, ravinée, bosselée, tuméfiée, colorée, c'est beau comme une planète. C'est comme un monde entier, une vieille pomme, qui tourne dans le temps, et se prépare à mourir et à revivre en cercle, veillant sur ses pépins, en attendant la fin. Car elle est devenue ce que toujours elle devait être : le fruit bien mûr, patiemment enclos sur le vivant secret d'un coeur fécond.
 
    On dit que le temps rend l'homme sage. Ce n'est pas vrai. Le temps souvent rend aigre, sot, routinier. Souvent il épuise les corps et il pourrit les âmes.
   Le temps n'assagit que ceux qui savent extraire d'eux-mêmes le suc, le mûrir lentement, et le faire remonter dans chaque veine, dans chaque pli de leur être, jusqu'à ce qu'il frémisse sur leur peau en rides et chemins qui s'en vont vers eux-mêmes et creusent leurs sillons - inépuisables labyrinthes, routes entremêlées qui toutes prennent source au même coeur profond, où le voyage d'une vie d'un même trait s'achève et recommence.
    Le temps est un alchimiste, qui nous fait devenir ce que nous étions. On ne lui ment jamais. 

Publié dans Fables

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Dieu (et les hommes aussi)

Publié le par Carole

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    Ce matin, en traversant le boulevard Jean-Monnet, j'ai rencontré Dieu. Du moins son nom d'un bleu céleste éclatait sur un mur tendu de rouge, et de grands panneaux m'indiquaient comment le rejoindre. Même il était peut-être là, devant moi, dans cet arbre à l'éclat singulier.
    Je n'ai pas été étonnée, car Dieu est partout, on le sait, et surtout là où on ne l'attend pas. Mais, en avançant, j'ai vu que je m'étais trompée : je n'étais que devant l'Hôtel Dieu - ce qui est déjà, après tout, très beau. Bien sûr, je l'avais toujours su, alors que je suivais en rêvant le mot Dieu.
    La ville est pleine de mots qu'un pas, un geste, un regard rapide extraient, déforment, reforment. La ville est pleine de mots qui passent et que l'on suit sans y penser vraiment.
 
    Et puis, un peu plus loin, alors que - je l'avoue à ma grande honte - je courais comme une enfant pour attraper mon tramway, je suis tombée sur un trottoir glissant de pluie, et je me suis si sauvagement ouvert le menton que je saignais comme une fontaine. Des passants charitables - qui n'ont pas hésité, eux, à manquer leur tramway - ont appelé les pompiers. Ils sont arrivés en moins de cinq minutes, et ils m'ont transportée aussitôt aux urgences. Il y avait là des jeunes gens surmenés qui allaient et venaient au milieu de brancards chargés de malades et d'agonisants. Pourtant quelqu'un a trouvé un peu de temps pour me recoudre, me soigner, me laver, et me réconforter.
    La ville est pleine de gens qui donnent du sens aux mots qui font la vie divine, ou peut-être tout simplement humaine.

Publié dans Nantes

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La triste histoire des rois

Publié le par Carole

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 "O, that I were a mockery king of snow,
Standing before the sun of Bolingbroke,
To melt myself away in water-drops !"
"Oh ! que ne suis-je un dérisoire roi de neige, exposé au soleil de Bolingbroke, pour me fondre tout en eau"
(Shakespeare, Richard II)
 
 
    On restaure en ce moment à Nantes la statue de Louis XVI - cet étrange "stylite" -, et notre vieux Louis XVI, blanchi et remis à neuf, a tout à fait l'air maintenant, au sommet de son échafaudage, de vouloir s'envoler en fusée pour l'autre monde.
    En le voyant hier soir s'élancer dans l'air brumeux d'une journée de pluie, vers un rayon léger du soleil qui passait, puis retomber dans l'ombre, lourdement, sans avoir pu s'arracher à son piédestal démesuré, j'ai repensé à la triste histoire des rois...
   Ne vient-on pas, justement, de retrouver en Angleterre le squelette de Richard III, sans cheval et garé sous un parking, enroulé sur la spirale scoliotique de ses vertèbres de bossu, immobile à jamais dans la coquille de monstre que lui sculpta Shakespeare ?
    Triste est l'histoire de la mort des rois. Triste est l'histoire des rois, parce qu'elle est l'Histoire. Nous autres hommes vivons et mourons comme insectes de neige, comme flocons de brume, vagues lueurs qui flottent et dansent sur la terre, avant de disparaître entièrement dans la nuit. Et l'oubli jette au vent du néant notre poids de péchés et notre lot de tragédies. Mais eux, les rois, appartiennent à l'Histoire, comme les héros de la mythologie et les personnages de la Bible appartiennent au Mythe. Leur vie, que le hasard pourtant façonne autant qu'il façonne la nôtre, s'écrit mot après mot comme un destin pour se lire comme un livre. Et puis, quand ils sont morts, leur existence entière tient, lourde et noire comme le plomb des imprimeurs, sur quelques pages épaisses, sombres ou grisâtres, qu'ils ne peuvent ni réécrire, ni effacer, ni fondre, et qui sont pour toujours leur tombeau.
    Triste est l'histoire des rois dont les hommes se racontent l'histoire.
    Triste est l'histoire de la mort des rois que les hommes n'oublient pas.

Publié dans Nantes

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