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lire et ecrire

Juste à côté

Publié le par Carole

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Esther Gaubert, Juste à côté, éditions Fayard
 
 
    La littérature n'aime guère les pauvres tels qu'ils sont. Elle adore les pauvres méritants, les pauvres tragiques, les pauvres pittoresques, les pauvres révoltés, les pauvres pathétiques. Exemplaires ou lointains. Mais de ces exclus ordinaires qui sont nos voisins, elle parle le moins possible.
    Aussi le livre d'Esther Gaubert est-il une belle surprise. Car les pauvres y vivent, y parlent, y aiment, y meurent, "juste à côté". Il est vrai qu'il n'appartient peut-être pas tout à fait à ce qu'on appelle "littérature"... Car s'agit-il d'un "roman", comme l'indique la page de garde ? d'un "récit", comme l'indique la première de couverture ? ou est-ce simplement une "histoire vraie", comme le dit le bandeau touge apposé par les éditions Fayard ? Un peu de tout cela, sans doute - un livre "juste à côté", lui aussi...
    Près de la maison d'Anna, la narratrice, isolée dans un hameau de Haute-Loire, s'installent un jour, dans une immense ferme froide jusque-là délaissée, des voisins qui ne passent pas inaperçus. RSA, prison, alcool, grossesses intempestives, enfants placés, séjours en HP, paquets des restos du coeur, ferrailles et vieilles guimbardes : tout signale en eux des pauvres - les pauvres. Ce sont des gens bien encombrants, dont le territoire s'étend comme s'étendent les tas de ferraille qu'ils rachètent. La narratrice aurait aimé les tenir à distance, mais voilà qu'ils entrent de force dans sa vie. Car ils débordent d'énergie, ils savent que c'est sur l'amitié et la solidarité que se fonde toute survie, et ils abusent en parlant de ce "y" qui les incruste partout où ils posent leurs cartons ou leurs sacs des restos du coeur : "On va bien s'y entendre !" Impossible de fuir : Anna l'intellectuelle est désormais Voisine, embarquée dans leur vie comme elle l'est dans ce véhicule retapé et multicolore qu'ils lui fournissent à bon compte.
    Il y a Marilyne, la belle tzigane à qui il manque des dents. Franck, le ferrailleur RMiste au dos cassé et aux sages paroles, qui sort de prison. Les filles placées par la DASS, Mélodie, l'adolescente qui rêve de s'en sortir, et Mélissa, qui voudrait être aimée, fugue et finit en psychiatrie. Et Loris et Loïc, les enfants sous tutelle. Et Nelly qui brûle sa vie comme une cigarette, mais donne naissance à une petite Violette, fleur douce et silencieuse au fumier de misère. Et Richard l'alcoolique dont les mains tremblent comme tremble en lui son enfance blessée. Et puis, un peu plus loin, dans la nuit du passé, l'ombre transparente et menue de Sylvie, la brillante étudiante amie de la narratrice, qui jadis s'est suicidée de misère.
    Il y a ceux qui luttent. Il y a ceux qui continuent. Il y a ceux qui tombent aussi.
  Mais tous, ces exclus, ces en-dessous du seuil de pauvreté, ces assistés, ces perdants, ces cas sociaux, ces du quart-monde, ces mal élevés, nous donnent leçon de vie, de mort et d'amour. Ils sont, juste à côté de nous tous, nos voisins les plus proches au grand village d'humanité.

 

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Rêves et cauchemars de Georges Mandard, castor astral

Publié le par Carole

rêves et cauchemars de Georges Mandard
Rêves et cauchemars de Georges Mandard, de Gérard Pussey, dessins de Philippe Dumas, aux éditions du Castor astral.
 
 
    Il me plaît que ces Rêves et cauchemars de Georges Mandard s'inscrivent sous le signe étrange et onirique des éditions du Castor astral. Car Georges Mandard, le personnage que rêva pour ce livre Gérard Pussey, par son ardeur à rebâtir sans fin sa vie, aussi infime que cette "infime sous-préfecture de Melun-lès-Melons" où l'a relégué le destin, toujours impitoyable aux rêveurs, est pleinement castor, et foncièrement astral, comme tout Pierrot lunaire.
    Illustré comme un album pour enfants par les beaux dessins légers et surannés de Philippe Dumas, ce recueil très singulier se présente comme une suite intemporelle de scènes imaginaires et burlesques, où se bâtissent, se rebâtissent et se détruisent les rêves, les cauchemars, les délires, les désirs d'un fils de charcutier, artiste velléitaire et amoureux timide, Georges Mandard. 
    Le personnage, comme les silhouettes des illustrations de Philippe Dumas, qui nous le donnent, non à voir, mais à deviner, n'est bâti que de quelques traits, enfantins et tremblotants : la viande, le sang, la violence, les parents charcutiers et le cannibalisme, côté détestation ; la littérature, le voyage, la douceur passive et molle de Micheline Rodureau, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, côté fascination. Voilà les cartes que bat et rebat chaque page, pour les disposer dans un ordre toujours différent, créant et recréant chaque fois un nouveau Georges Mandard, qui vit, meurt, revit et redisparaît aussi rapidement qu'une pensée de rêveur.
    Car ce petit Poucet aux prises avec les ogres, et doté des bottes de sept lieues de l'imaginaire, ce fils freudien en lutte contre le père, dont le nom s'encadre dans le prénom de son auteur (GeorgesMandard) est, au fond, bien plus qu'un simple portrait de l'écrivain en bon à rien, une image, à la fois risible et complexe, de l'humain universel : incertain de lui-même et cependant prisonnier de son identité ; se fuyant dans le rêve, et découvrant trop tard que ses rêves sont des pièges - comme ce palais de graisse métaphorique que bâtit un soir, en proie lui aussi à la fièvre des illusions, le père charcutier, et où il finit par s'égarer et disparaître.
    C'est sans doute pourquoi cette "sotie" peut se lire aussi comme un recueil d'aphorismes, absurdes et profonds, risibles et affligeants, sombres et éclairants, dans la lignée de ceux de Roland Topor et de Pierre Desproges. Lisez plutôt :
    "Un cochon a toujours tort de s'intéresser à la charcuterie". "Messieurs, je persiste à croire que je me serais plu ici, expose-t-il aux anthropophages qui s'apprêtent à le manger." "Les nouvelles de la veille sont généralement plus fiables que celles du lendemain". Ajoutons, pour finir en beauté, l'admirable épigraphe empruntée à Fénelon, qui ravira d'aise les vrais patriotes : "La patrie d'un cochon se trouve partout où il y a du gland."

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Manifestation de notre désintérêt

Publié le par Carole

   manifestation de notre désintérêt 1
 
   Manifestation de notre désintérêt, de Jean Rouaud est un tout petit livre, que j'ai lu au jardin comme une fleur de mai. Les éditions Climats y ont réuni trois courts essais, très engagés, au plein - et bon - sens du terme.
   Du premier, placé sous le signe d'André Breton et de sa belle "Ecusette de Noireuil", mais aussi de Charles Fourier, l'utopiste poète, j'ai admiré l'écriture vive et nette, mais il m'a laissée un peu sceptique. Jean Rouaud nous demande d'opposer, à l'intérêt tyrannique de ce qu'on appelle aujourd'hui les "marchés", notre dés-intérêt, en renonçant à tout désir de superflu - non-violence anticonsumériste, en somme, de l'efficacité de laquelle je doute, croyant les marchés assez rusés pour nous intéresser à notre désintérêt même. Et puis, la passion et la conviction de cette étrange manifestation me semblent contredire ce désintérêt justement. Prêcher le désintérêt, s'y efforcer ?... mais on ne le prêche pas, on ne s'y efforce pas, il surgit, il est là, comme l'ennui et le désamour, ou comme le beau temps et la joie.
   Le second et le troisième essai de ce recueil - consacrés aux "prodromes" d'un mal qui vient - ont d'abord été publiés par Le Monde, dans ces fameuses pages "Opinions" qui permettent aux écrivains ou aux universitaires de croire qu'ils pèsent encore de quelque poids sur le cours fluctuant d'une opinion publique à laquelle on sut jouer jadis l'air du progrès, mais qu'on préfère maintenant coter en bourse. La première tribune est une lettre, adressée en mars 2007 à un encore ministre et néanmoins candidat à l'élection présidentielle, qui s'était permis de citer "Les Champs d'honneur" à l'appui de la sombre cause de "l'identité nationale". La seconde est une réflexion de décembre 2009 sur la vulgarité et le racisme décomplexé qui marqua cette année-là le tournant du politiquement admissible vers le grand "épandage de la pensée".
 
   Cette dernière tribune, qui devait remuer les consciences, et pour laquelle la rédaction du Monde avait prédit "un tintouin formidable", parut un samedi, raconte amèrement Jean Rouaud. "Et alors ? Rien, absolument rien. Pas un seul message en retour. Pas un mot de soutien. Le silence. Un silence que j'interprétai ainsi : "Ne vous mêlez pas de nos histoires, contentez-vous des vôtres." Comme si mes histoires n'étaient pas de ce monde."
 
    Je voudrais, ici, après tant d'années, envoyer à l'auteur déçu ce modeste message, mon petit mot de soutien tardif, infime battement de ma pensée et de ma sympathie, qui sitôt dit s'en ira se taire, avec tous ceux qui lui ont manqué, dans l'incessante rumeur des journaux, des débats politiques et des forums enflammés du web :
    Non, ami écrivain qui n'êtes pas l'ami des marchés, vos histoires ne sont pas de ce monde. Elles ne sont pas du monde où tout périt aussitôt né, dans l'obsolescence programmée que vous dénoncez. Elles ne sont pas non plus de ce "Monde" où s'expriment, dans le vacarme quotidien, des opinions tranchantes aussitôt oubliées, où débattent dans des forums provisoires des lecteurs rageurs mais au fond tout à fait indifférents.
    Elles sont d'un autre monde, non parce qu'elles ne nous parlent pas de ce monde, qui nous importe par-dessus tout, tel qu'il va ou tel qu'il ne va pas, puisqu'il est nôtre, mais parce qu'elles se déroulent dans un autre temps, sur un autre rythme. Un temps, un rythme, qui ne sont ni ceux des marchés, ni ceux des campagnes électorales, ni ceux des parutions quotidiennes ou des messages qu'on twitte, qu'on googlise et qu'on facebooke.
    Je veux parler du rythme de la réflexion, de l'imagination, de la beauté, de l'écriture patiente et toujours reprise, de la fantaisie et de la rêverie, ces flâneuses de nos vies. Du temps rêvé par André Breton pour sa petite Ecusette de Noireuil, où "tous les rêves, tous les espoirs, toutes les illusions danseront". Du temps de poésie qui "courbe les aubépines" au grand vent d'amour fou.
    Et seul l'intérêt que vous éveillerez, vous l'écrivain, seul l'intérêt que vous ré-veillerez, plutôt, nous donnant vos histoires, pour cet autre monde dont le coeur bat tout près du nôtre, saura nourrir notre dés-intérêt pour celui des marchés, des discours nauséeux, et des longs commentaires où s'agitent les trolls et les tribuns du web.
    Qui sait même si, une fois là, comme le beau temps et la joie, de sa seule force et sans avoir besoin de se manifester puisque chacun le connaîtra pour sien, il ne pourra pas changer, profondément, ce monde ?

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L'étoile et la vieille

Publié le par Carole

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      L'étoile et la vieille, de Michel Rostain, éditions Kero, mars 2013
 
 
    Rien ne me préparait à lire ce livre, d'un romancier que je ne connaissais pas, évoquant une "étoile" qui n'a jamais brillé dans mon ciel, puisqu'il s'agit d'Yvette Horner, accordéoniste aux cheveux flamboyants que certes je n'ai jamais méprisée, mais que je n'avais jamais, jusque-là, imaginée autrement que souriante et valsante, dans un décor stroboscopique, sur un plateau kitsch et toc, chez Guy Lux ou  Michel Drucker.
    Mais en observant la quatrième de couverture, j'ai été frappée de lire que l'auteur, Michel Rostain, avait reçu en 2011, pour un roman précédent, le Goncourt du premier roman, alors que, né en 1942, il avait déjà 69 ans. Je me suis souvenue de François Truffaut découvrant dans un bac de livres soldés Jules et Jim, premier roman d'un auteur de 74 ans (ce n'était bien sûr pas tout à fait vrai), et l'ouvrant parce qu'il voulait, a-t-il dit (je cite à peu près, n'ayant pu retrouver l'exacte formulation), savoir ce que ce pouvait être qu'un jeune écrivain de 74 ans.
    L'auteur de L'étoile et la vieille n'avait que 71 ans... je pouvais bien acheter le livre. 
   Michel Rostain s'est librement inspiré, dit-il, d'un spectacle improbable qu'il a tenté de monter, en 2002, lui qui avait fait carrière comme metteur en scène d'opéras, avec Yvette Horner la "popu" (sic). De celle que dans son récit il appelle Odette, ce connaisseur de Tchaïkovsky a fait une sorte de "dame de pique", luttant de toute son autorité d' étoile, de tout son désir de musique, de toute sa folie de vivante, contre la vieillesse, le déclin et la mort, puis s'écroulant, le soir de la première, dans le délire et les vomissures, incapable d'affronter l'épreuve.
   Elle est belle, cette Odette, comme d'autres vieilles femmes que j'ai connues, lutteuses héroïques, pitoyables et superbes, menant fièrement ce combat que peut-être nous ne saurons pas mener, et s'écroulant comme des reines. Elle m'a émue, et je l'ai admirée.
    Mais c'est autre chose qui m'a frappée dans ce livre. Et c'est de cela qu'il me semble important de parler.
   Le coeur du roman, je crois, est dans cette scène, en apparence marginale, où le narrateur raconte qu'il a fouillé, pour y chercher des médicaments, dans le sac d'Odette, et en a retiré un cahier intitulé : "Mémoire". Dans ce cahier froissé la "vieille" notait tout, pêle-mêle, tout ce qu'il ne fallait pas oublier ("prise de sang mardi 9 heures", "chaussures", "Alexandre"... ), tout ce dont l'oubli aurait pu déclencher bien d'autres catastrophes que des prises de sang manquées ou des courses incomplètes, tout ce qui, en cas d'erreur, aurait pu mener au désastre définitif, au naufrage même de la pensée prise en défaut. Le centre obscur de cette histoire d'étoile, c'est en fait cela, ce soupçon incessant, cette hantise de la démence, de tout ce qu'on résume aujourd'hui par le mot Alzheimer. Ce doute, qui peu à peu s'empare de tous, d'Odette, de son entourage, du metteur en scène, surtout, et qui affleure sans cesse, à chaque erreur de l'artiste, à chaque trébuchement de la mémoire, quand le cahier ou la partition font défaut.
    Et, quand on referme le livre, on se dit que ce n'est pas la veillesse qui l'a abattue, cette Odette, que c'est bien plutôt cela. Le doute. Ce doute dont le narrateur la poursuit, ce doute dont on torture aujourd'hui tant de "vieux", toujours suspects de défaillances, épiés, jugés, tremblant comme des enfants de manquer leurs examens.
    Je crois qu'être vieux, être très vieux, comme Odette, cela ne devient vraiment effroyable que lorsqu'on a le malheur d'entrer dans l'ère du doute. Lorsque, pour faire face au soupçon des autres, à ce procès en déclin de la pensée qu'ils intentent à ceux dont le premier tort est d'avoir passé l'âge, on est contraint de serrer dans son sac à secrets, pour le relire sans cesse en cachette, le pauvre cahier de mémoire, dont les pages s'arrachent, où le crayon dérape, et où les mots se brouillent.
    Pourquoi le narrateur n'a-t-il pas fait confiance à Odette ? pourquoi n'a-t-il pas cru son intelligence intacte malgré la fatigue et l'angoisse, pourquoi a-t-il voulu sa chute - car, bien qu'il s'en défende, il est évident que cette chute, c'est lui qui l'a voulue, qu'il n'a été metteur en scène de rien d'autre que de cette chute - ?
    Elle était si forte, elle luttait si loyalement. Avait-il, lui, plus très jeune déjà, comme on dit, avait-il tellement peur de vieillir ? 
     Autour de nous, combien d'Odette ? et combien de metteurs en scène naufrageurs ?

 

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Passage

Publié le par Carole

   Passage - Karel Pecka
 
    J'ai toujours été fascinée par les Passages, ces galeries étranges qui prétendent nous faire traverser la ville - ou la vie - en nous jetant dans un jeu compliqué d'escaliers, de miroirs, de vitrines, et de galeries entrecroisées. J'ai consacré bien des heures à interroger les démons, les grilles et les enfants rêveurs du trouble et merveilleux Passage Pommeraye de Nantes. Aussi, comment aurais-je pu ne pas remarquer ce livre, Passage, du Tchèque Karel Pecka, que nous offrent, dans une belle traduction de Barbora Faure, les éditions Cambourakis ?
    Il s'agit d'un récit onirique et symbolique, à la manière de Kafka - le "Passage" de Karel Pecka, immense cité en expansion continuelle, aux étages et aux souterrains infinis et labyrinthique, inspiré paraît-il du Passage de La Lucerna à Prague, rappelant bien sûr de très près le dédale du Château kafkaïen (on l'appelle du reste le "Palais"), tandis que les portiers innombrables et mystérieux qui veillent sur le lieu évoquent à la fois les "gardiens" et les "messieurs" du Procès.
    C'est aussi, au-delà de la référence affichée à Kafka, une fable politique et philosophique, et il n'est pas indifférent de savoir que l'auteur, dissident célèbre, a passé onze ans en camp pour avoir trop aimé la liberté.
    Le "K" de ce court roman paru en 1974 est un professeur d'université nommé Tvrz (nom dont j'ignore tout à fait la prononciation, et dont le préfacier assure qu'il signifie "bastion", ou "refuge"). C'est un homme important, à l'agenda bien rempli, aux prises avec une existence compliquée et surchargée, entre épouse, maîtresse, aventure politique - puisqu'il est l'un des cadres du mouvement révolutionnaire des "Purs" -, et rédaction d'un vaste ouvrage sur ce qui lui manque le plus, "le temps libre". Un après-midi de pluie, alors qu'il hésite à sortir du "Passage" pour regagner sa vie d'homme occupé où tant d'obligations l'attendent, il assiste à la mort d'un inconnu qui lui ressemble comme un frère, écrasé par une voiture alors qu'il voulait attraper le tramway qu'il a lui-même manqué. Troublé, indécis, le professeur Tvrz regagne les profondeurs du Passage, et, peu à peu, de rencontre en rencontre, s'initie aux mystères et aux commerces louches qui règnent en ce lieu dont il ignorait tout. Après avoir perdu successivement ses papiers d'identité, son précieux agenda, ses livres, ses lunettes, son statut d'intellectuel et ses illusions politiques, il finit, à l'issue d'un parcours angoissant dans les souterrains profonds du "Palais", aussi tortueux que les replis de son être, par renoncer tout à fait à sa vie précédente, et par s'installer définitivement dans ce Passage, où il est parvenu à mener une existence relativement confortable, en prenant sa part des petits trafics et des activités modestes dont vivent les habitants. Ayant ainsi fait du Passage sa "coquille", il se croit sauvé. Quand le portier en chef lui explique qu'il n'a fait en réalité que "troquer [sa] grande cage pour une petite", il se déleste de ses derniers biens pour atteindre ce qu'il pense être la liberté. Et finalement il meurt assassiné, pris dans la "marée humaine" d'une révolution qui déferle dans les couloirs et les souterrains du Passage, "sans même savoir de quel bord étaient ses bourreaux". Comment aurait-il pu en aller autrement, puisque, s'étant enclos en lui-même, il avait oublié les hommes ?
     Quand bien même on parvient à échapper à son propre tumulte intérieur, on n'échappe pas au tumulte du monde. "Le choix du chemin engage", cela, du moins, le professeur Tvrz l'a compris, et, en effet, quelle autre liberté avons-nous, dans le grand chaos de l'humanité tourmentée de ses mauvais rêves et promise à la souffrance et à la mort, que d'éclaircir modestement les obscurs replis de notre âme, de faire la paix avec nous-même, et de nous dépouiller de nos illusions ? Le trajet en vaut la peine; c'est certain, mais seulement si nous savons nous souvenir qu'aucun homme ne peut s'abstraire du grand vacarme qui l'entoure pour trouver en lui-même le refuge, et que le Passage n'est qu'un fragment de la Ville.
 
les grilles - passage pommeraye version 3.psd
 
    Traverser le Passage, échapper au vacarme de la Ville pour aller de grille en grille, de sous-sol en balcon, de galerie en carrefour, sous le glauque éclairage de la verrière et des miroirs fuyants, dans la pâleur des statues d'enfants, et le rire des démons de métal, tandis que l'horloge là-haut semble indiquer l'heure immobile de la mémoire, c'est, je l'ai toujours su bien sûr, errer en soi, sans pouvoir éclaircir d'autre mystère que celui de la mort, peut-être, et de l'absurdité de toute chose. Pourtant, il me semble toujours que celui qui a pris le temps de s'égarer ainsi au dédale de sa vie, s'il ressort à la lumière du monde, peut savoir un peu mieux qu'un autre où aller. Mais il faut ressortir...
      Pourquoi diable monsieur Tvrz n'a-t-il pas quitté le Passage, une fois accompli le chemin vers lui-même ?
 
 lilith
Passage Pommeraye  à Nantes

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Femmes de dos

Publié le par Carole

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"Peut-être me direz-vous : "Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? " Qu'importe, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?" (Baudelaire, "Les Fenêtres")
 
 
 
    Je vais encore vous parler d'un livre. Comment ne pas en parler sur ce blog qui a fait de l'alliance de la photographie et du texte le thème majeur de ses (modestes) recherches ?
    Le livre est de Martine Delerm, il vient de paraître aux éditions du Seuil, et il s'intitule : FEMMES de dos, de face et de profil.
    Ces femmes, Martine Delerm les montre par la photographie et par le texte - à moins que ce ne soit par le texte et par la photographie : car c'est d'un même mouvement, d'une écriture unique et harmonieuse, d'une lecture dansante, glissant sur les images et sur les lignes, que nous entrons dans ces vies écrites et photographiées - photographiées et écrites.
   C'est cela que j'ai d'abord admiré. Si souvent, le texte se pose sous la photographie, ou la photographie à côté du texte... Rien de tel ici : la photo s'écrit comme un texte, et le texte réfléchit comme une photographie la lumière et l'ombre d'une vie, ou d'un moment de vie.
    J'ai aimé aussi que les femmes de ce livres soient celles que l'on croise chaque jour, en tous lieux : des femmes qui passent dans la rue, des femmes immobiles au bord de l'eau, des femmes jeunes qui veulent vivre, des femmes près de mourir, des femmes inconnues, des femmes célèbres qu'on voit sur des affiches. Toutes infiniment fragiles, non parce qu'elles sont femmes, mais parce qu'elles sont humaines, et parce que la photographie, comme l'écriture, en fixant ce qui fuit, en souligne toujours la poignante précarité.
    Celles qui lisent, il est vrai - la bouquiniste, par exemple, la lectrice feuilletant les livres d'un tourniquet, ou la passante qui scrute une vitrine de libraire - semblent plus fortes, ancrées à un rivage plus ferme, habitantes d'un monde plus solide.
 
    Enfin - et non d'abord - j'ai trouvé matière à penser dans ce titre :  de dos, de face, et de profil. Sous son allure sobre, presque taxinomique, il nous trompe un peu et il nous dit beaucoup - comme doit le faire un titre.
    Car, de face, l'auteur ne montre que les visages des affiches, des vieilles photos achetées à la brocante, ou des pochoirs recouvrant les murs ou les rideaux de fer. Aucune femme vivante.
    Et de profil, elle ne nous fait voir que des ombres chinoises découpées sur la ville - ou bien des visages si bien penchés et détournés qu'on ne les distingue pas davantage que s'ils étaient de dos.
    Les mots qui importent sont donc bien les premiers, les plus étonnants, presque incongrus : de dos.
    Presque toutes les femmes vivantes du livre, sont en effet montrées de dos
   C'est à cela que je voudrais surtout réfléchir. Il y a là bien sûr une contrainte : tout photographe sait qu'on ne peut montrer de face que des personnages qui posent - acteurs, modèles professionnels, entourage complaisant, célébrités, ou passants sollicités qui auraient donné leur accord. Mais c'est bien autre chose encore, et, comme souvent, de la contrainte naît la chance de faire oeuvre : car ceux qui posent, à quoi bon les photographier ? Ils sourient, ou nous fixent tristement, sévèrement... quoi qu'il en soit, ils nous imposent à travers leur visage l'apparence qu'ils se sont composée. Ils ne nous proposent pas leur histoire, ils prétendent en maîtriser l'écriture. 
    Or, de même que l'on peut voir bien plus de choses "derrière une fenêtre fermée que derrière une fenêtre ouverte", comme l'a fait remarquer Baudelaire, car il y a là une vie à "refaire", une "légende" à faire, on voit beaucoup plus profond dans un personnage qui se présente de dos que dans une personne qui se présente de face.
    Un inconnu qui marche devant nous vers des lieux que nous ignorons, qui regarde devant nous quelque chose que nous ne voyons pas... c'est le début d'une histoire, l'esquisse d'un roman. Et nous qui le suivons du regard, qui nous attardons un instant dans son ombre, nous nous faisons brièvement romanciers, poètes ou conteurs. 
    Ainsi, ce qui finalement m'a semblé le plus remarquable, dans ce livre où les femmes sont montrées de dos, c'est que nous y découvrons, comme devant la fenêtre fermée de Baudelaire, comment sentir que nous sommes et ce que nous sommes en nous penchant sur des vies inconnues. Nous assistons à la naissance du récit : un coup d'oeil sur un être qui passe, qui s'éloigne, que nous suivons un instant, ou qui s'arrête et nous arrête derrière lui - cela suffit, entre nous-même et l'autre, le lien se noue, et le récit se tisse.
    Prenez-y garde : ceci n'est pas un recueil de photos et de textes, c'est, au plus profond, une méditation sur le récit, sur ce désir de raconter qu'on appelle parfois littérature, parfois photographie.

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Suite à un accident grave de voyageur

Publié le par Carole

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  C'est d'un livre que je vous parlerai aujourd'hui. D'un petit livre, d'une soixantaine de pages, qui remue de grandes détresses. Le livre d'Eric Fottorino, Suite à un accident grave de voyageur.
    L'auteur y évoque ce que j'appellerais les suicides ferroviaires : ces suicides qui ont lieu sur les voies des trains ou des métros.
  Comme tant de voyageurs pressés de ces rames de banlieue si souvent confrontées à de tels "accidents", Eric Fottorino s'est longtemps efforcé de ne pas y penser, et d'oublier au plus vite ces annonces, anodines et terrifiantes, entendues dans les trains attardés sur les voies : "Suite à un accident grave de voyageur..."
   Mais il y a eu ce soir où le RER qui devait le ramener chez lui s'est immobilisé, abandonnant à minuit les voyageurs désemparés près d'un cadavre qu'on emportait déjà. Puis la terreur de sa fille, un dimanche matin, quand elle a vu tomber d'un pont une silhouette humaine, avant d'entendre freiner le train.
   Il ne lui a plus été possible d'oublier, il a essayé d'en savoir plus, de comprendre. C'est ce cheminement qu'il retrace, simplement, brièvement. De ce parcours d'un homme qui, parce qu'il croit aux mots, voudrait donner une suite aux vies brisées, s'efforçant de parler, pour qu'enfin "tous [l'] entendent", de ce qu'on cherche à taire, quelques étapes majeures se détachent. Ses longues errances sur le net, à la recherche des pensées des "RERiens", telles que les traduisent les commentaires, maladroits, cruels ou compatissants, recueillis sur un blog d'"usagers" consacré à ces accidents. Sa rencontre avec une jeune femme médecin, dont la soeur s'est jetée sur une voie de métro de la station Cambronne. Sa visite au carré infamant des suicidés du cimetière juif de la ville de Fès, où il s'est rendu sur les traces de son père marocain. Son angoisse, enfin, lorsqu'il reprend sa place parmi les "RERiens", qui ne survivent qu'en "gardant leurs distances", dans la solitude et l'indifférence à autrui.
 
    Je viens de refermer le livre. Pourquoi l'ai-je posé sur le grand classeur rouge resté sur mon bureau ? Sur ce fond rouge le mince volume fait mal à voir, avec son titre rouge, son bandeau rouge - incongruité de ce bandeau publicitaire - ... tout ce rouge... tout ce sang... et la sciure et le sable jetés en hâte, boue écarlate, sur les voies qu'il faut dégager...
    Non... cet effroi, ces réflexions tremblantes, ces pensées douloureuses que le livre a ouvertes ou plutôt rouvertes en moi, je ne les refermerai pas avec lui.
 
   Quand Tolstoï précipite Anna sous un train, il prend bien soin de relier cette mort à sa première rencontre avec Vronski, lui conférant par là une nécessité symbolique et morale qui peut en transcender l'horreur. 
    Il en va tout autrement de ces suicides ferroviaires qui croisent ou interrompent nos trajets quotidiens. Aucune nécessité que nous pourrions comprendre ne vient en atténuer l'insoutenable violence, et le seul sens qu'ils peuvent prendre pour nous est peut-être de mettre au jour cet enchevêtrement fragile de voies sans issues et d'aiguillages aberrants qui dirige nos vies, dans ce monde dit moderne, dont les gares et les stations de métro ou de RER sont devenues l'allégorie - comme l'avait pressenti Paul Delvaux dans ses tableaux si troublants.
   Je me suis souvent demandée quel mélange incompréhensible de détestation de soi et de narcissisme forcené pouvait conduire des êtres humains à se jeter sur les voies, offrant leur corps, d'un même élan, à une destruction totale et à une mise en scène spectaculaire. J'ai essayé bien des fois de comprendre ce que pouvait ressentir le conducteur de la machine, à être ainsi brusquement transformé, lui simple humain, en une aveugle et mécanique divinité de mort. Je me suis étonnée, moi aussi, de ces annonces soigneusement, absurdement édulcorées qu'on fait au haut-parleur, après, pour nous signifier que les choses doivent rentrer dans l'ordre - et de tout ce que cela peut nous révéler de cet ordre, dont la stabilité se fonde sur tant de drames et de détresses sans fin niées. J'ai été, également, stupéfaite d'entendre des gens, empêchés de rentrer chez eux ou de se rendre à leur travail, maugréer sur le quai contre le corps couché tout près - "encore un !"-, et fustiger son "égoïsme" de malotru, en "braves gens" ordinaires, résolument ordinaires, bien décidés à ne pas prendre la mesure de ce fait que la mort abolit justement les règles du quotidien, et remet en question tous nos trajets, tous nos projets, tous nos jugements. Et que dire de l'obstination morne des journaux du lendemain à réduire la tragédie aux quelques lignes plates d'un fait divers, ou, plus souvent, à l'effacer tout à fait, préférant éviter d'en parler ?
 
    Bien des choses me reviennent en mémoire. Ce silence préoccupé de mon grand-père, chef de section, qu'on avait appelé en urgence, un soir, pour constater un "accident".
   La mort de ce jeune homme, l'année dernière, dans la petite gare encore campagnarde de Thouaré, tout près de chez moi.
   Une autre histoire, encore. C'était il y a trois, quatre ans peut-être. On avait diffusé un avis dans les journaux locaux : il s'agissait de découvrir l'identité d'un suicidé dont on ne savait rien, sinon qu'il était monté dans le tramway à la station Saint-Mihiel, où il avait composté un ticket retrouvé dans sa poche, puis qu'il avait composté un autre ticket, également retrouvé sur lui, pour monter dans le bus, et se rendre, en règle jusqu'au bout, à la gare de banlieue où, finalement, il s'était jeté sous un TGV qui passait. Tout un périple ferroviaire, et un paquet de tickets dûment compostés, pour en arriver là, à ce grand désordre du suicide sur la voie.
    Le lendemain, j'ai pris le tramway comme chaque jour. Je me suis assise, j'ai feuilleté le petit journal gratuit qu'on m'avait donné sur le quai. On rapportait aux pages locales ce fait divers, que j'avais déjà lu la veille, et l'on publiait, cette fois, la photo prise par la caméra de surveillance à l'heure précise portée sur le ticket du suicidé : on y voyait, silhouette vague, un homme encore jeune, en blouson gris, debout, l'air un peu hésitant, se tenant aux barres d'appui, sous un numéro de rame - le 24.
    J'ai levé les yeux. Au-dessus de moi le numéro de la rame était justement le 24. J'ai tourné la tête et j'ai trouvé, dans l'angle, en face, le cercle sombre de l'objectif de la caméra. La silhouette floue qui s'était tenue, chancelante, dans le couloir étroit, s'était, elle, tout à fait effacée. 
   Et, repliant pour la conserver la page déjà froissée de mon petit journal, je me suis dit qu'il ne faudrait pas oublier de parler, un jour, quelque part, de cette image arrachée au néant.

Publié dans Lire et écrire

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