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fables

Une vitrine

Publié le par Carole

 

vitrine antiquités 5
    "Au premier coup d'oeil les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel toutes les oeuvres humaines se heurtaient. Des crocodiles, des singes, des boas empaillés souriaient à des vitraux d'église, semblaient vouloir mordre des bustes, courir après des laques, grimper sur des lustres. [...]
    Il étouffait sous les débris de cinquante siècles évanouis ; il était malade de toutes ces pensées humaines, assassiné par le luxe et les arts..."
(Balzac, La Peau de chagrin)
 
 
Etrange boutique, qui ressemblait si fort au magasin d'antiquités de La Peau de chagrin, que j'ai cru un instant à un vacillement des genres et des siècles, qui aurait fait glisser dans l'humble roman de ma vie de moderne les vues allégoriques et la profonde métaphysique d'un Balzac...
Masques africains, musicienne japonaise, christ en croix, bouddhas sereins et nymphe dénudée, cavalier du désert et crocodile du Nil, chouettes et requins, visages furieux, risibles, héroïques, souriants, mystérieux, meubles d'acajou, tableaux encadrés d'or, bijoux et brimborions, lampes à huile et boîtes à double fond... le monde entier, avec ses peuples, ses cauchemars, ses effrois, ses espoirs, ses religions, ses arts, ses traditions, ses légendes, ses objets quotidiens, ses bibelots de luxe... Tout était là entassé, accumulé, serré contre les banals reflets de la rue voisine, dans un désordre stupéfiant, terni et poussiéreux, sombrement dépourvu de tout sens.  
Cela m'a d'abord paru effroyablement laid, et surtout parfaitement absurde.
Puis je me suis dit qu'après tout, c'était peut-être la juste image du monde, en ces temps égarés et confus de mondialisation désordonnée : un magasin, un grand musée bradé, où acheter ce que bon nous semble, parmi les trésors accumulés par les civilisations, revendus à vil prix, usés mais lourds encore de leur poids très ancien de désir, de rêve ou de méditation.
 
L'antiquaire approchait, petit vieillard sec et maigre... j'ai hésité entre le bouddha au double rang de perles de strass et la geisha d'ébène serrée dans son obi d'or mat... Et après tout, pourquoi ne pas les prendre tous les deux - sagesse indienne pour les matins agités, grâce dorée pour les soirs d'ennui morne ?  A moins que je ne jette plutôt mon dévolu sur ce masque de toute vie, ce bouddha tibétain, à face de douleur et profil de bonheur... Mais au fond je pourrais encore choisir tout autre chose : ce beau cavalier fringant couvert du sable saharien, par exemple... qui sait si je ne trouverais pas, galopant derrière lui, là-bas, dans l'antique désert, à l'appel nocturne de la chouette aux ailes déployées, ou sous la voix assoiffée et solaire de la déesse africaine aux seins comme des gourdes, l'oubli de ma misère terrestre...
 
J'ai hésité, puis j'ai passé mon chemin. L'antiquaire, derrière la vitre, souriait à ma fuite. Il faudra que je réfléchisse encore un peu, avant de faire mon choix. 
Je reviendrai demain.
Il m'attend.

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Derrière la porte

Publié le par Carole

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On a, parfois, l'impression, que le mystère est là tout près, qu'il nous a invités, qu'il nous attend derrière la porte. 
Il suffirait de passer le seuil. Peu à peu nos yeux s'accoutumeraient à l'obscurité.
Il serait là, souriant de notre étonnement. Il serait calme et familier, hospitalier, et si discret aussi.
Il nous dirait d'entrer, de faire chez lui comme chez nous.
Ce serait simple comme un rêve. Il serait l'ami trop longtemps oublié, et enfin retrouvé, l'ami d'enfance, et il nous parlerait avec les mots d'avant, ceux qui disent les choses sans oublier leur ombre. Nous l'écouterions murmurer ses secrets, et ce serait simplement comme si tout pouvait recommencer, derrière la porte que parfois la réalité nous entrouvre, et qui mène derrière les miroirs, pas très loin, juste de l'autre côté.

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A cinq heures

Publié le par Carole

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Paul Valéry refusait de commencer ainsi, de façon parfaitement aléatoire, ce qu'on aurait ensuite appelé un roman : "La marquise sortit à cinq heures..." Car n'importe quel monde aurait pu après ces mots se construire, sans autre ordre ni raison que le caprice inconsistant de l'écrivain. N'importe quel monde, où aurait pris forme sans nécessité n'importe quelle marquise, allant d'un pas alerte ou vieillissant dans le grand monde ou dans le demi monde. 
Pourtant, la vie écrit-elle autrement l'histoire des marquises, et des autres ?
 
Ainsi, voilà qu'il était cinq heures ce soir-là devant l'église Saint-Nicolas et que l'absurde écrivain qui avait disposé la scène, plus capricieux qu'aucun romancier balzacien, non seulement avait choisi au hasard les personnages, mais n'avait placé aucun d'eux dans le même roman, au même endroit, dans le même monde...
Pourquoi, du reste, dit-on toujours le monde ? alors qu'il n'y a que des mondes, tant de mondes, qui n'existent que dans l'emboîtement infini de leurs reflets et de tous leurs possibles.
 
Il était cinq heures ce soir-là devant l'église Saint-Nicolas. Dans le monde du café du Passage un homme lisait une revue, des amis bavardaient. Dans le monde parallèle de la place Fournier, au débouché de la rue Saint-Nicolas, des passants passaient, des voitures attendaient, des boutiques s'offraient, une marquise peut-être sortait en hâte d'un immeuble voisin. Et, là-haut, du côté de ce qu'on appelle l'autre monde, tous les saints de l'église priaient sans fin pour tous. Il était cinq heures au café, l'éternité au portail de Saint-Nicolas, et, dans la rue, l'heure de tous les passages et de tous les reflets.
 
Nous ne venons au monde qu'afin d'en sortir aussitôt, nous ne sommes au monde que pour n'y être pas, nous sommes de ce monde faute d'être d'un autre. Il n'y a que des mondes, je vous dis, tant de mondes, où se pose un instant notre image qui passe. Tant de mondes, et dans ces mondes tant de romans de nos vies, sans autre raison d'être ici ou là, à cette heure ou une autre, que le caprice mystérieux d'un obscur écrivain qui pour toujours dédaigne de s'expliquer à nous.

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Gargouilles

Publié le par Carole

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La vieille église s'était enracinée pendant des siècles dans le sol du village accroupi sur son ombre, avec ses morts et ses vivants, ses tempêtes oubliées et ses promesses en fleurs, et tous ses grands jardins pleins de cailloux osseux et de fruits mûrissants.
Et la gargouille devenue branche aux feuillages du ciel, le monstre au cri béant de bouquets et d'oiseaux, à la gueule noircie de pluies battantes et de nids, nous disait, tout là-haut, que douleur et violence se domptent peu à peu, et lentement s'érodent, et se couvrent de mousse, et s'apaisent de feuilles, et puis s'unissent enfin, sur l'écorce du temps, au grand arbre du monde, qui pousse sa mâture sur les terres d'Harmonie.

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Mouettes criardes

Publié le par Carole

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Je traversais l'île Gloriette, un livre sous le bras, rentrant de la bibliothèque Jacques Demy. Soudain j'ai été tirée de mes réflexions par un vacarme aigu. Un groupe de mouettes se disputait avec rage un morceau de pizza. Le morceau volait de bec en bec, fiévreusement agité, se brisant peu à peu en miettes. Mais les mouettes criaient et se bousculaient de plus belle : elles luttaient avec tant de vigueur pour s'approprier le morceau contesté qu'à mesure qu'il s'amenuisait, il leur semblait plus désirable. Celle qui vaincrait, fatiguée, blessée peut-être, en aurait tout à l'heure à peine une becquée, minuscule et souillée de poussière... pourtant, échappée aux autres et arrachée de haute lutte, cette infime becquée lui paraîtrait le plus délicieux des festins... 
J'ai poursuivi ma route, lasse de cette bagarre aussi piaillante qu'absurde et trop humaine, et j'ai vu le pigeon...
 
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Il se tenait silencieux, solitaire et prudent, indifférent aux mouettes qu'on n'entendait plus guère dans ce recoin éloigné du parking.
Près du paquet ouvert, il lorgnait une part restée intacte de la pizza, sans doute tombée au sol dès le début de la bagarre. C'était, ma foi, un beau morceau de bonne taille, et joliment garni - une pièce de choix pour un sage pigeon... Il avançait sans se hâter. Son repas n'aurait pas, à coup sûr, la saveur de celui qu'emporterait là-bas la dernière mouette, mais, du moins, il serait copieux et tranquille.
 
- La morale de cette histoire ?
- Il y en a, je crois, plus d'une... et c'est à vous à y réfléchir.
Voici la mienne, qui peut-être ne sera pas la vôtre :
 
Nous ne désirons bien souvent que ce qu'autrui désire, dédaignant, pour l'ombre de tant de proies dérisoires et qui nous échappent à jamais, les richesses oubliées qui sont à notre portée. Méprisant cette part que nous pourrions sans peine faire nôtre et savourer, mais à laquelle manqueront toujours le trouble arôme de l'envie et le piquant de la conquête. 
Si nous pouvions, hélas ! comme l'heureux pigeon, nous en tenir aux paisibles conseils de notre raison et de notre appétit, depuis longtemps nous serions devenus des sages - juste un peu gras peut-être. 
 Mais nous ne sommes, hélas ! que de pauvres mouettes criardes...

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Où allons-nous ?

Publié le par Carole

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      "D'où venons-nous ? qui sommes-nous ? où allons-nous ?" (Paul Gauguin)
 
 
Où allons-nous ? Nous allons vers demain, qui s'en va vers plus tard, qui s'en va pour jamais.
Où allons-nous ? Nous allons vers l'oubli, qui s'en va vers tant d'ombres, où aujourd'hui n'est pas.
Où allons-nous ? Nous allons vers l'automne, qui descend vers l'hiver son grand rideau de pluies.
Où allons-nous ? Nous allons vers le jour, qui fera le printemps, tout semé de soleils ventrus comme toupies.
Où allons-nous ? Nous allons vers l'été, qui rougira de roses, et lèvera ses blés comme drapeaux au vent.
Où allons-nous ? Nous allons vers la nuit, qui fermera nos yeux avec son éteignoir d'étoiles en diamant.
 
Que voulez-vous savoir ? Ainsi s'en va la vie, qui ne sait où elle va, qui ne sait d'où elle vient, qui fait sur le chemin sa grande roue de pétales aussitôt dispersés, et ne sait pas pourquoi.

 

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Bye-bye

Publié le par Carole

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    Au Jardin des plantes que je traverse si souvent, et toujours avec tant de bonheur, j'ai rencontré, cet après-midi, cette île merveilleuse. Elle s'abreuvait de bruine douce, et, de ses doigts très légers de feuilles mortes, le vent d'octobre l'ébouriffait un peu.
    Un petit écriteau trempé, caché parmi les fleurs, expliquait aux passants que "B.B." était l'un des jardiniers, et qu'il allait partir à la retraite à la fin de ce mois après des décennies de labeur. Ses collègues lui dédiaient ce parterre d'automne, et cette haute tenture de feuilles qu'ils avaient brodée de ses initiales.
 
    ... On l'appelait B.B., il ne s'en formalisait pas, même sans doute cela lui plaisait bien, ce petit nom d'enfant, ainsi peut-être il n'avait pas vu venir la vieillesse, il ne s'était jamais bien avisé qu'un jour ces deux lettres voudraient dire "bye-bye".
    Une vie au jardin. Tant de fatigue, et tant d'amis aussi.
    Il m'a semblé brusquement que cet homme, là-bas, qui serrait ses deux mains contre ses reins comme le font ceux qui se sont trop courbés et qui souffrent du dos, que ce vieil homme qui s'éloignait, d'un pas très lent, sur le chemin gris de pluie semé de feuilles mortes, c'était lui, B.B., qui s'en allait, tout seul.

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Cette île en moi

Publié le par Carole

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Cette île en moi
Anneau de paille
Et nid de feuilles
Souche au bois mort
Et table sous la lampe
Foyer qui tremble
Et charbon qui brasille
Grappe de larmes
Et grain de joie.
 
 
Cette île en moi
Où je me pose à l'ancre
Minuscule incertaine
Jamais notée sur les cartes du monde
J'y nais comme j'y meurs
J'y tourne comme un arbre
Au voyage du temps.
 
 
Cette île en moi
Ce peu de terre que je serre dans mon poing
Ce peu de sable où rôde la rivière
Ce peu de roche où retenir mon âme
Ce peu de sources qui s’en va vers mon cœur
 
Tout mon royaume.

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Colchique

Publié le par Carole

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"tes yeux sont comme cette fleur-là "
(Guillaume Apollinaire)
 
 
 
Aux racines de l'arbre dépouillé par le vent
serpente le colchique aux yeux de lilas tendre.
Aux splendeurs de l'automne se meurt le bel été
et ses mains chargées d'or sont nos trésors perdus.
 
Automne compagnon de nos jours qui s'en vont
tes fleurs font sous nos pas de grands chemins de ronde,
et des brassées de fruits pourrissent dans nos vies
qui longtemps dédaignèrent de vendanger les heures.
 
un oiseau tourne au ciel c'est une feuille
blanche
qu'emporte le soir gris.
 
Colchique ton poison c'est la mélancolie.

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Regarder

Publié le par Carole

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Que l'enfer nous attende au bout de la rue, n'en doutez pas.
Quant au paradis, il nous attend lui aussi...
A l'autre bout... 
 
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Et le monde est entre les deux, le monde entier, et la vie qui frémit, toute la vie, avec ses arbres et ses rivières, avec ses maisons et ses rues, ses promesses et ses deuils, et ses enfants qui rêvent et ses amants qui pleurent. Et vous qui allez, tout simplement, vous qui marchez les yeux ouverts - dans ce monde où tout vibre, dans ce monde où tout crie, vous qui avez sur terre un petit bout de route à faire, une ou deux rues à traverser peut-être, un voyage si bref, et pourtant si étrange,
ne passez pas
sans regarder
votre mince chemin
de vivant.

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