enfance
Cette fois c'est sûr et je le sais.
Qu'on nous l'a condamnée la maison d'autrefois.
Sur le portail de fer j'ai lu le grand faire-part.
Alors c'est vrai c'est donc bien vrai.
Que c'est permis que c'est possible.
De démolir d'un coup de croc
le cerisier trapu et le prunier aigu
les rires des jeunes filles et les pleurs de l'enfant
le grand perron de pierre qui mène à la cuisine comme il irait au ciel
et la cave profonde qui glisse vers la peur
les cheveux noirs et bleus de ma jeune grand-mère
et le linge bien blanc qui sèche dans le vent
la ronde du poisson les signes de la main
de mon grand-père là-bas sur le quai de la gare
et la balançoire folle qui fait le tour des heures
et tant de nuits bercées par le fracas des trains qu'on n'entend même plus
mais qui s'en vont au loin emportant notre vie.
C'est vrai que c'est permis ?
Est-ce que c'est bien possible
De mordre dévorer
la tendre joue des jours
de douceur et d'amour.
De mâcher sans démordre
d'une sombre bouchée
les joies les bavardages
et les pleurs les disputes
qui se pendaient aux rires
comme l'ombre aux jardins
grandis dans le soleil ?
Ragoût de bulldozer,
consommé de poussière.
Permis. C'est donc permis.
Permis de démolir.
De tout saisir en ruines dans les mâchoires du temps.
En approchant plus près, au fond de la boîte aux lettres éventrée crucifiée, j'ai aperçu un mot, rouge et couché dans l'ombre :
"Expression"
Expression ?
Expression. Je demande la parole. Expression, votre Honneur.
Qu'avez-vous donc à dire ? l'affaire est entendue. Mais nous vous écoutons.
Rien d'autre à exprimer, à dire et à écrire, à redire à récrire, que cette plainte, sans cesse enregistrée, et jamais prise en compte,
mon témoignage indéfectible
ma déposition inlassable
contre le temps,
ce tueur dément,
contre le temps,
ce loup voyou,
contre le temps,
ce vieux filou.
Châteaux de sable
Enfant, j'ai aimé les châteaux de sable. Passionnément - je veux dire : avec ce mélange d'instinct de possession et d'angoisse qui fait les grandes passions.
Acharnée, je creusais, je bâtissais, je fortifiais. Tandis que la mer, lente et vorace, avançait comme l'heure, de toutes ses dents d'écume, vers les créneaux et les tourelles, je luttais pour sauver mon château.
Rien n'est plus difficile, sans doute, pour un enfant, que cette découverte du temps, de la fatalité, et, en somme, de la mort.
Jusqu'au dernier instant je travaillais et je résistais, me hâtant de consolider les murailles, étayant les remparts et écopant les douves.
Pourtant, lorsque la vague, enfin, léchait les dernières tours en ruine et les chemins de ronde où s'enfonçaient les mouettes, je ne pouvais jamais l'empêcher, ce sentiment bizarre de bonheur, soudain, à voir le château se fondre comme pincée de sel.
Cette autre découverte : qu'on ne bâtit que sur le sable, des oeuvres que le temps roulera comme grains d'illusion, et que c'est pour cela, précisément pour cela, qu'il nous faut les bâtir. Une pincée de sel sur le néant qui vient. Ce n'est vraiment pas rien.
Sabots & galoches
Sabots & galoches... enfants, déjà nous n'en portions plus, de ces chaussures de bois, de ces chaussures de pauvres gens, de ces chaussures du monde d'avant. Mais nous avions des parents qui en avaient porté, nous avions vu des boutiques emplies de copeaux où menuisaient des vieillards somnolents.
Sabots & galoches... c'étaient des mots qu'on écrivait encore au tableau noir, des mots légers comme éperluettes, qu'on suivait du regard comme oiseaux familiers.
Les mots volent et s'envolent, et ne reviennent pas au poing du fauconnier.
Qui donc saura, demain, ce qu'étaient des galoches ? Ou même des sabots ?
Et les mots de demain, qui peut déjà les lire, en gros ou en détail ? aux enseignes effacées des vieux murs de la ville, ils ont pourtant leurs nids que nous ne voyons pas.
Le temps est ce maître inflexible en blouse de craie grise qui raconte nos vies avec des mots qui passent, et chaque soir efface son tableau.
Et nous, les cancres, qui ne voulons jamais tourner les pages de l'unique leçon que nous avons apprise.
Monsieur Durand et monsieur Cornichon
Quand je l'ai aperçu, dans la rue, un peu fourbu, encore vaillant, et décidé toujours à poursuivre sa route, ce vieux, si vieux fourgon Citroën, tout a été là soudain, si neuf - intact. Parfait.
J'ai cinq ans j'ai six ans j'ai l'âge de l'enfance que je ne cesserai jamais d'avoir. Le fourgon Citroën est garé sur la place de l'église où chaque été s'installe un cirque.
Et le village autour de moi tourne comme le monde, immuable et parfait.
Monsieur Cornichon et monsieur Durand, monsieur Durand et monsieur Cornichon sont les deux épiciers du village.
Installés à quelques dizaines de mètres l'un de l'autre ils se sont partagé le monde.
Monsieur Durand tient boutique sur la route de Selommes qui serpente vers l'est, qui est aussi la grand-route de Blois s'enroulant jusqu'à l'ouest. Monsieur Cornichon tient boutique sur la route de Rhodon qui coule vers le nord, qui est aussi le chemin de Merlette ruisselant vers le sud.
Monsieur Cornichon vend des berlingots colorés dans des bocaux de verre, et il les emballe dans des cornets de papier brillant. Monsieur Durand torréfie le café chaque samedi, et l'odeur de l'Afrique, toute poivrée de soleil, emplit les cours de ferme où rêvassent les vaches.
Monsieur Durand vend de la toile cirée, de la ficelle et des bottes de pêcheur. On ne trouve pas ces articles chez monsieur Cornichon, mais on y trouve des journaux, des revues sur papier glacé, et même quelques volumes de la bibliothèque rose et de la bibliothèque verte.
Monsieur Cornichon est déjà vieux. Il a des moustaches toutes blanches et des yeux malicieux pochés de rides et de taches brunâtres. Monsieur Durand est encore jeune, il est blond et sérieux, il a une fille qui s'appelle Carmen et qui est mon amie à l'école.
Monsieur Durand fait des tournées dans son fourgon Citroën et conduit aux hameaux isolés les merveilles de ce monde. Jamais on n'a vu monsieur Cornichon hors de sa boutique, qu'il emplit de son gros corps aimable et de sa voix puissante.
Monsieur Cornichon bavarde et cancane. Monsieur Durand se tait.
On va chez l'un et on va chez l'autre, on va chez l'autre et on va chez l'un, en comptant bien les fois, pour ne faire tort ni à l'un ni à l'autre, pour ne fâcher ni l'autre ni l'un, et aussi parce que, de l'un et de l'autre, et de l'autre et de l'un, autant que de l'est et du nord, et du sud et de l'ouest, on a besoin.
Poissons d'avril
Tout à l'heure, j'étais à la bibliothèque. L'une des employées avait un poisson de papier accroché dans le dos. Un petit poisson maladroit dessiné par un enfant.
Bien sûr, puisque nous étions le premier avril.
Je me suis souvenue brusquement de ces premiers avril de "vacances de Pâques", à Guéret, où nous décorions le dos de mon grand-père, rentré pour le déjeuner, de tout un banc frétillant de petits poissons colorés.
Chacun en accrochait en pouffant deux ou trois sur sa veste, tandis qu'il lisait son journal, mais mon grand-père ne paraissait s'apercevoir de rien, même quand les plus petits devaient s'y reprendre à plusieurs fois...
Puis, tandis que nous étouffions à grand-peine nos fous rires, il attrapait son manteau tout chargé de goujons, et il l'enfilait par-dessus sa veste enguirlandée, toujours sans rien remarquer. Avec la même impassibilité il descendait l'allée qui menait à son bureau, tandis que nous guettions à la fenêtre, hurlant de rire, l'envol léger des guirlandes de papier accrochées à ses basques. Lorsqu'enfin nous le voyions pousser la porte du "service", harnaché d'oriflammes ondoyants, notre joie n'avait plus de bornes.
— Qu'il est distrait, pensions-nous, qu'il est facile à berner.
Et nous n'étions pas loin de le croire un peu niais.
Comment aurions-nous pu nous en douter, qu'il était plus fier de sa ribambelle de joyeux alevins que d'autres de leurs décorations ?
Qu'il dirait au bureau, tout content, en décrochant sa pêche : "Tiens, ce sont les gosses qui se sont bien amusés, aujourd'hui".
Comment aurions-nous pu le comprendre, que ces poissons de papier étaient les fragiles hameçons du bonheur accrochés par nos rires d'enfants à sa vie vieillissante ?
Comment aurions-nous pu le deviner, qu'un jour il allait mourir, et qu'il ne resterait plus rien, pas même un rond dans l'eau brouillée, de nos petits poissons perdus dans la grande mare du temps.
La maquette
À monsieur Richard Lejeune
Je ne vous la montrerai pas : elle a depuis si longtemps disparu. Perdue dans on ne sait quel déménagement. Dans cette indifférence inéluctable qui réduit peu à peu à un petit tas de poussière impalpable les bagages des morts. C'était un petit morceau de bois sculpté que ma grand-mère avait sorti d'un tiroir, histoire de m'amuser, un jour de pluie d'ennui de je ne sais pas quoi faire. Au début on ne comprenait pas. Puis on distinguait les murs, les toits, les bornes, le muret des jardins, la porte basse des maisons, la porte haute des étables. Tout un monde ciselé qui dormait dans le bois, et qu'il fallait suivre très lentement, avec sa paume tiède, pour en éveiller le détail tout vivant. Mon arrière-grand-père Noël avait réalisé, peu avant de mourir, cette maquette qui représentait sa rue, sa vie, ce qu'il voyait de sa fenêtre. Quand il ne quittait plus la rue où il marchait à petits pas, quand il ne vivait plus sa vie qu'à la fenêtre, quand il ne voyait plus qu'avec ses mains sculptant le bois. Je l'ai tenue entre mes mains, je l'ai maniée comme un jouet. Mais je savais bien que c'était autre chose. Tout à fait autre chose. Quelque chose dont je pouvais seulement comprendre que je le comprendrais plus tard. Beaucoup plus tard. C'était un petit morceau de bois sculpté. C'était comme ces objets si finement dessinés que les pharaons emportaient avec eux dans leurs pyramides, et qui devaient représenter leur vie pour qu'elle puisse continuer. Et lui, mon arrière-grand-père Noël, était entré dans la mort en nous laissant sa maquette. Comme on laisserait derrière soi son regard.
Derrière le grillage

Doute

Portes de craie


Saint Amour
