Au coin de l'ancien palais de la Bourse, occupé aujourd'hui par le magasin rutilant d'une Fnac, et demain peut-être par l'un de ces hôtels de luxe qui fleurissent dans la ville à mesure que ses rues s'emplissent de mendiants, un carreleur de la nuit, un de ces clandestins de l'art qui ravalent les murs quand nous dormons, a posé, très haut, ce tableau faïencé.
14 carrés au carré qui font un petit Mondrian, et un vrai socle de perfection. Vitrail de céramique repartageant le monde en ses couleurs et en ses lignes. Labyrinthe où les rues s'en vont toutes d'accord vers l'unique angle droit. 14 carrés² posant sur le gris grumeleux du mur les promesses si pures de la raison.
J'aime beaucoup Mondrian. J'aime beaucoup que l'on aime encore Mondrian, dans ce monde incertain qui se noie de ne plus savoir sur quels murs, quels angles ou quels carrés, appuyer son passage.
J'aime aussi ce courage, cette étrange obstination de celui qui soudain s'est résolu à sortir, au plus noir et au plus solitaire de la nuit, muni d'un seau de ciment et de quelques carreaux de faïence, pour se percher sur une échelle, sur une gouttière ou sur le bord glissant d'une terrasse, dans le froid et l'obscurité, afin d'accomplir ainsi un forfait artistique longuement médité, et tellement inutile, souverainement insignifiant, presque invisible dans l'immensité urbaine.
Il ne s'agit pas de laisser son nom, il ne s'agit pas de marquer sa trace, il ne s'agit pas de plaire. Juste de dire moi aussi.
Moi aussi, voilà.
Moi aussi Mondrian. Moi aussi peintre et penseur des couleurs et des lignes. Moi aussi collectionneur ornant la ville comme mon salon, moi l'inconnu, le vagabond des nuits.
Vous aussi visiteurs de musée, vous aussi amateurs distingués, vous les passants pressés qui allez au travail, vous les passants sans logis qui ne savez où aller.
Moi aussi, vous aussi. Carrelons les murs, reprenons possession du monde, cimentons notre vie et pavons nos chemins en couleurs décidées, en lignes résolues, bâtissons...