- Le 12 décembre 2011, au Théâtre des Bouffes-du-Nord à Paris, Gustav Leonhardt a donné son dernier concert. " Le théâtre était comble, certains spectateurs avaient été installés à même le sol sur des coussins. [...] Alors que, la semaine dernière, à Rungis, il avait tenu à présenter chacune des œuvres qu’il jouait, cette fois il n’a fait aucune annonce, aucune déclaration, respectant le rite du concert exactement comme s’il se fût agi d’un récital comme un autre. Il est même allé jusqu’à donner un bis, réclamé par une salle déchaînée. Elle frappait des pieds sur le plancher autant par enthousiasme que par désir de libérer la tension accumulée. Ce bis, la vingt-cinquième Variation Goldberg de Bach, il a eu le plus grand mal à le jouer jusqu’au bout, souffrant visiblement, épuisé. Il a seulement laissé sonner le dernier sol grave une fraction de seconde de plus qu’il n’aurait fait habituellement. Et puis, d’un pas incertain, il a quitté le splendide clavecin d’Antony Sidey, instrument à la fois aristocratique et fraternel, qui ne sonnerait plus jamais sous ses doigts".— Jacques Drillon, Le Nouvel Observateur, 29 décembre 2011.
Sur ce ciel de couchant, les câbles du pylône ont dessiné les cinq lignes d'une portée. Et l'ombre des arbres amaigris par l'hiver trace sur l'eau gelée un beau triangle d'or, posé sous le grand cercle irisé du soleil. J'ai pensé à Gustav Leonhardt, qui est mort le 16 janvier de cette année 2012.
Je l'ai vu jouer, très malade déjà, en mai 2010, dans la grande salle du XVIIe siècle, au Musée des Beaux-Arts. On avait installé son clavecin face au tableau de Philippe de Champaigne, qui représente avec la rigueur classique parfaite de ses cercles et de ses triangles une parabole faite de douceur et de générosité, celle du repas chez Simon.
J'avais été si frappée par la faiblesse et la maigreur du vieux musicien, si admirative aussi de son obstination calme à mener le concert à son terme sans faire vaciller le moindre accord, sans faire gémir le moindre trille, sans faire boiter le moindre arpège, et si émue par le respect d'un public au bord des larmes, venu là comme il serait venu au service funèbre de l'artiste, pour un dernier hommage, qu'en rentrant j'avais aussitôt écrit ce texte que je retrouve aujourd'hui :
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Il avait joué de très vieux morceaux sur son très vieux clavecin. De ses mains amaigries il avait fait revivre Louis Couperin, François Couperin, et Antoine Forqueray le dernier joueur de viole, celui dont le fils inconsolable avait transcrit les pièces au clavecin pour en prolonger la vie - sans deviner que bientôt il n'y aurait plus non plus de joueurs de clavecin -. De ses doigts raidis il avait ressuscité tout cela : le clavecin et la viole de gambe, Louis et François Couperin, Forqueray le père et Forqueray le fils. Ses mains, quand il les levait pour frapper de plus haut le clavier, se découpaient anguleuses et curieusement sombres, sur le triangle clair que dessine le rideau, tout au fond du tableau de Philippe de Champaigne, entre les deux colonnes centrales.
Mais le concert devait finir, il le savait, il le voulait puisque c'était inscrit dans l'équilibre parfait des partitions qui n'enchaînent les notes que pour aller vers le silence. Il posa la dernière note de la coda, qui claqua comme un coup d'os sec. On applaudissait. Il inclina sa silhouette frêle, esquissa quelques pas vers les coulisses, puis revint saluer, lent et raide, comme il l'avait toujours fait. Puis il se retira encore et on le rappela. Le public réclamait un bis, malgré sa fatigue, ou peut-être à cause d'elle - car qui aurait pu en douter ? Jamais plus il ne jouerait ni dans ce musée ni dans cette ville.
Le vieux musicien se rassit, il avait choisi le dernier morceau composé par Forqueray.
On l'applaudit encore, comme jamais on n'applaudit, applaudissant, bien plus que ce concert, toute une vie d'artiste, et, bien plus encore que cette vie, toute la lignée, plus forte que la mort qui avait frappé chacun d'eux, des artistes obstinés et fervents qui s'étaient succédé.
Ensuite il lui avait fallu, au bord de l'évanouissement, se retirer tout à fait, regagner lentement ce qui servait ce soir-là de coulisses, la salle ténébreuse des La Tour. Il était si fatigué. Les applaudissements s'éteignirent.
Et quand tous furent sortis, le musicien revint. Il regarda la salle vide, les rangées de chaises numérotées où s'étaient tenus ceux qui avaient écouté, puis applaudi. Il regarda le clavecin, le très vieux clavecin dont le couvercle était orné, à l'intérieur, d'un paysage avec Orphée et Eurydice, comme il était fréquent d'en peindre sur de tels instruments au XVIIe siècle. Il ferma lentement le couvercle. Orphée et Eurydice regagnèrent doucement la nuit de l'instrument endormi. Il regarda les partitions restées sur le pupitre. Il regarda la partition de Forqueray - le dernier morceau d'Antoine Forqueray, recueilli par son fils. Il regarda le tableau de Philippe de Champaigne. La robe du Christ était du bleu des plus purs ciels. De son pas glacé il s'approcha, tendit ses mains tremblantes vers le coin de clarté que le peintre avait indiqué, tout au fond, et y trouva l'impalpable clavier qu'on lui avait préparé. Dans le triangle pâle, qu'éclairait maintenant la lumière dorée du couchant, il avançait lentement, suivant de son pas raide le chemin qu'il devait suivre. Son corps maigre et tremblant alla jusqu'au fond de la scène, puis se perdit dans l'ombre, derrière le rideau de Simon, sur cette rive grise que le peintre a laissé deviner. Et sa silhouette d'oiseau mince s'éteignit dans la nuit comme s'étaient éteints les applaudissements.