Reza - Azerbaïdjan 1992 - ( détail )
Hier après-midi, sous la pluie, sur une île de la Loire, j'ai rencontré Reza.
On présentait en plein air quelques-uns de ses clichés les plus célèbres, imprimés sur de vastes panneaux de toile plastifiée.
Au milieu des spectateurs, il était là, l'appareil-photo à la main malgré la pluie. Je me souviens qu'il a dit ceci :
"Si on a mal à un doigt, il faut soigner ce doigt, sinon c'est tout le corps qui souffre. Si un être humain souffre, il faut l'aider, sinon c'est toute l'humanité qui souffre." Tout en parlant, il étendait vers la foule sa belle main aux doigts fins, et ce long pouce recourbé comme un pouce de guitariste - ou de joueur de târ -, dont il semblait pincer les cordes de nos coeurs humains.
Puis il y a eu ce moment où, à la surprise des assistants, il s'est élancé avec son appareil et, brusquement, s'est agenouillé pour capturer l'image de deux jeunes filles qui se penchaient vers cette oeuvre - intitulée sobrement Azerbaïdjan 1992. L'une d'elle avait une chevelure rousse qui flamboyait sous les nuages sombres et contre l'étoffe noire du tchador.
Ensuite il s'est redressé et a repris avec simplicité sa conversation avec les visiteurs. Il a encore dit : "Il faut aimer la vie".
Je me suis approchée de la photo de la femme en noir, et j'ai lu la légende que Reza avait rédigée avec toute l'intelligente sensibilité qui est sa marque - que la bonté soit une des plus hautes formes de l'intelligence humaine, l'oeuvre de ce très grand artiste suffirait à le prouver - :
"Elle venait de trouver son fils et son mari dont les yeux avaient été arrachés alors qu'ils étaient encore vivants, selon le médecin qui la suivait dans sa quête. J'entends encore l'insupportable supplice du deuil dans son hurlement."
Il pleuvait si fort sur les toiles de Reza, il pleuvait si fort sur le visage de la femme, il pleuvait si fort sur la Loire.
C'était comme si toutes les larmes du monde, réunies là, jaillissaient de ces yeux de piéta.
Comme si toute la douleur de l'humanité roulait à grands sanglots sur le plastique des toiles.
Comme si l'appareil-photo de Reza avait fixé, non un visage, mais cette souffrance infinie des êtres qui coule et renaît sans cesse, comme l'eau des rivières et des mers, comme l'eau des nuages et des pluies.
Il faut aimer la vie et son flamboiement roux dans le gris du monde.
Il faut essuyer de ses mains les larmes qui roulent sur les joues sombres des femmes en deuil.
Il faut de ses doigts tremblants retenir le long cri qui coule d'âge en âge comme une pluie battante, comme une pluie sanglante.
Il faut, pour pouvoir aimer la vie, relever ceux qui souffrent, les redresser dans toute la beauté qui leur revient, et qui est leur seul bien.
La femme au cri de suppliciée était, dans cette prairie détrempée d'une île de la Loire, une Vierge au tombeau des temps classiques.
La main de Reza l'avait relevée, l'avait portée, et, depuis l'épouvante et le deuil, doucement, tendrement, noblement, l'avait amenée jusqu'à nous.
Reza - 28 avril 2012 - île Forget - St-Sébastien-sur-Loire