"Lande à l'orée des monts" - Estampe de Yamaguchi Kayo
(image extraite du livre consacré à cet artiste et depuis longtemps épuisé : Les Animaux enchanteurs) -
A lire : http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/04/27/dans-le-gers-maitre-renard-par-la-boule-alleche_1692595_3224.html
J'ai lu une très curieuse histoire hier dans Le Monde - un quotidien que je croyais sérieux, et qui verse maintenant lui aussi dans les Fables.
Cela se passe dans le Gers : un joueur de pétanque, voyant disparaître toutes ses boules, volées dans sa cour à mesure qu'il les renouvelle, a installé une caméra pour piéger le coupable et a découvert... voyez vous-même... un renard... !
http://www.youtube.com/watch?v=1rEnqP2D4G0&feature=endscreen
En deux mois le renard aurait dérobé 38 boules !
Mais pourquoi ? Pourquoi ce renard, qui a, comme le fait observer le joueur de pétanque, à sa disposition toute une batterie de poules et de canards, ce renard qui devrait, conformément à la loi et à la raison des renards, égorger la basse-cour au cou tendre et aux tièdes entrailles, préfère-t-il, absurdement, ces lourdes et froides boules d'acier, et s'obstine-t-il à les emporter entre ses crocs, bien qu'à coup sûr elles n'aient aucun caractère comestible ?
La réponse, je ne l'ai pas, vous vous en doutez. Je n'exclus pas du reste qu'il puisse s'agir d'un canular, ou que le renard ait été savamment dressé à accomplir ces étranges larcins, mais cela ne me concerne plus, je laisse à d'autres le soin de l' enquête.
A la raison du-plus-fort-à-prouver, je préfère les fables qui ne prouvent rien, mais qui montrent tant, et, sur ce renard collectionneur, j'ai ma petite idée de fabuliste.
Imaginez, imaginez... la nuit, les boules de pétanque sous la lune... Elles brillent, elles chatoient. Voyez donc...
C'est si beau que le renard s'approche. Sur cet argent luisant, il pose doucement la patte. Et cela roule. Rien ne roule dans la nature, savez-vous, rien ne roule que les astres, là-haut, qu'aucun animal n'a jamais pu saisir entre ses pattes, même sur ces reflets que l'eau capture, par les nuits claires. Le renard fasciné happe la boule de lumière, il court, il l'emporte entre ses dents jusqu'à son terrier où, dans l'ombre, elle s'éteint. Et il s'endort, troublé, un peu déçu. Mais le matin, à l'aube, quand passent à la fenêtre les premiers rayons du soleil, la boule est de nouveau comme un morceau de lumière roulant sur la terre dure.
Alors le renard revient, à la nuit close, dans la cour du joueur de pétanque. On a remplacé la boule qu'il a volée la veille, et c'est une autre, tout aussi magique, qui roule à sa place dans la lumière, et que le voleur emporte encore.
Et cela pendant des jours, si bien que le renard ne peut plus même faire entrer les boules dans son terrier, et qu'elles s'étirent dans la clairière, devant chez lui, comme un beau champ d'étoiles.
Les boules neuves étincellent, les boules usées, déjà rouillées, brillent plus doucement. De temps en temps, d'un coup de patte, rêveusement, le renard fait glisser l'une ou l'autre d'entre elles, en regardant, là-haut, grandir la lune ou le soleil.
Les boules de métal sont devenues l'enchantement d'un renard solitaire.
Et voici la morale :
Le renard est un poète.
Le renard est le poète.
Car la poésie, c'est cela et rien d'autre : l'esprit d'émerveillement, l'art du détournement.
De la boule de pétanque faire une étoile roulant sur la terre,
De l'ordinaire faire sa pâture de merveille,
De ce qui pèse extraire le plus léger :
Ce n'est rien d'autre, être poète.
Or la poésie, voyez-vous, c'est aussi rare chez les humains que chez les renards.
Ou bien, au contraire, aussi fréquent chez les renards que chez les humains.