Je suis passée hier place du Bouffay, et j'ai vu que Liopé "liquidait". Installée là depuis des décennies, l'animalerie déménage en banlieue, chassée du centre-ville par la marée des restaurants, des cafés, des terrasses et des banques.
Nous ne verrons plus les grands aquariums lumineux où se reflétait la vieille place, nous ne verrons plus la mer allée de la Tremperie, nous n'achèterons plus de poissons en avril en rêvant à la Loire sous nos pieds enfermée dans sa fosse.
C'est ainsi, tout doit disparaître, et les vieilles boutiques de Nantes sombrent dans nos mémoires comme navires à voiles ensablés dans l'estuaire.
Quittant pensivement Liopé, je me suis souvenue de mon poisson rouge d'autrefois. Il n'avait pas été acheté chez Liopé, celui-là, mais quelque part à Blois, dans une boutique également disparue.
Mes grands-parents me l'avaient offert pour mes quatre ans, et c'était un ravissement de le voir, virant dans son bocal, frétiller, s'agiter, s'éclairer, petite flamme vive.
Quand j'ai eu cinq ans, que je suis entrée à l'école, je l'ai vu grandir, s'épanouir, tournant plus posément, regardant le monde par la vitre, à mesure que la raison lui venait.
Bientôt j'ai eu six ans. Dans son bocal terni, il a commencé à mûrir, à engraisser, à ralentir, allant son train de poisson gras sans plus chercher ailleurs.
Et puis, je ne sais comment, j'ai eu sept ans et je l'ai vu vieillir, ne remuant presque plus, pâle et enflé comme un pauvre hydropique.
J'avais huit ans quand il est mort. J'ai bien pleuré, et puis j'ai eu neuf ans...
Dans son bocal mon poisson rouge avait fait le tour du temps, tout doucement, comme une aiguille aurait fait son tour d'horloge.
Et moi j'avais appris, tout doucement, ce que c'est que la vie, tournant dans son bocal comme petit poisson, juste pour faire le tour, avant de disparaître, de l'humble goutte d'eau qui abrite le temps.