Les gabions
On voit encore, dans les villages oubliés, dans les recoins perdus des vieilles villes, des murets de pierres sèches, qu'un artisan d'autrefois a bâtis avec soin, posant les pierres en équilibre, accordant la longue et la brève, la haute et la courte, la creuse et la ronde, comme un poète ses syllabes, comme un musicien ses notes. Et puis aussi de beaux murets de moellons liés à la chaux et au sable, où chaque pierre se cimente doucement aux autres dans son creux de lichen et de mousse.
Mais on ne bâtit plus ainsi. Trop démodé, trop cher, trop long... Même les clôtures de parpaings, encore trop coûteuses à construire, trop lentes à monter, cèdent peu à peu la place à ces murets de grillage, rapidement bâtis, si peu coûteux, qu'on voit partout dans les nouveaux quartiers. On tend sur le sol un filet de fer, puis on y jette, pêle-mêle, des pierres brutes, entassées, prisonnières, ensilées, qui forment de tristes parois de prison au bord de nos chemins. On appelle cela des gabions, paraît-il, d'un mot venu du temps où l'on fabriquait pour la guerre ces remparts de fortune.
Cela fait peine à voir, d'abord, ces gabions. Puis les jours passent, on repasse, peu à peu on voit pointer dans le tas de pierres un brin d'herbe, une fleur, un peu de mousse... on se dit que tout espoir n'est pas perdu, que l'herbe gagnera peut-être, que la mousse s'épaissira, que les angles s'arrondiront, que le temps finira bien par jouer les maçons... pourtant... on reste un peu triste, à regarder ces murs de grisaille et de fer.
C'est que les hommes ressemblent toujours un peu aux pierres dans lesquelles on enferme leurs vies. Dans les vies d'aujourd'hui où l'on bâtit ces murets hâtifs, on entasse les êtres au hasard, pauvres cailloux pris au filet. Pour pas trop cher en vitesse on les pose où on peut comme on peut, bien serrés voilà tout.
Et nul ne se soucie de savoir s'ils sont la pierre longue ou la brève, et nul ne cherche où ils auraient leur place juste.
Et nul ne perd temps ou argent à disposer entre eux et leurs voisins ce lien de bon ciment qui les mettrait en harmonie.
Entassés, ensilés, heurtés, blessés et contraints comme pierres grossières sous le fer du grillage, voilà comment il leur faut vivre. Peut-être finiront-ils par trouver l'herbe et la mousse, la terre qui réunit et la fleur qui éclaire.
Mais, tout de même, qui donc bâtit pour nous ces destins de gabions ?
Et puis, qui donc, jadis, avait écrit ces mots ? - "Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes."