Je passais sur le pont, quand j'ai lu ce message : "intuition..." Le mot était si bleu au-dessus de l'eau grise, il avait tellement l'air de courir plus loin, d'emmener quelque part... et puis cet oiseau bleu, à la dernière lettre, était si doucement posé... j'ai dit : "D'accord. Intuition, conduis-moi..."
Un peu plus loin, sur l'autre rive, empruntant par hasard la passerelle qui mène à l'île, j'ai lu ce second mot :
"Création..." Les lettres se décollaient un peu, et les couleurs pâlissaient, mais le mot se tenait debout, droit dans le gris du monde, décidé à tenir l'équilibre tremblant de sa haute colonne de lettres acrobates...
Nous vivons assiégés de mots vibrants et aiguisés comme des armes, la ville sans répit nous jette au visage ses millions de mots scintillants, de mots clignotants, de mots tournoyants, de mots cliquetants, de mots qui promettent, de mots qui séduisent, de mots qui interdisent, de mots qui suggèrent, de mots qui ordonnent, de mots qui étourdissent... affiches, enseignes, panneaux, journaux... c'est partout un vacarme de mots vides et de lettres mortes, une fureur du rien, sonore et frénétique, à fracasser toute pensée...
Mais parfois il arrive que quelqu'un se lève, saisissant son pochoir et son encre, sa planche à lettres, son petit pot de colle - cela pourrait aussi bien être un simple carnet, un bout de crayon usé -. Et il se prend à écrire quelque chose - quelque chose d'autre, quelque chose de très simple, juste un mot ou deux, mais qui pourraient avoir un peu de sens : "intuition", "création"... par exemple.
Et il arrive aussi que l'on suive en rêvant ces mots légers qui passent dans la ville et se posent en silence comme des oiseaux bleus, comme des clowns heureux, sur le métal ou le béton. Conduit par eux, on va un peu plus loin, juste un peu au-delà, de l'autre côté des ponts.