Gare de Selommes
"Un [...] voisin de mon grand-père [...], me racontait que ce seul homme avait été sauvé parce qu'il s'était caché sous le pont. Les légendes font toujours plaisir aux enfants et j'écoutais bouche bée. Mais je me permets d'écrire pour les grands et je leur dis : "Ne croyez pas cela", pendant qu'en moi-même je me dis encore : "C'est dommage que ce ne soit pas vrai". (Abbé Brisset, L'Histoire de Selommes, textes rassemblés par M. Jean-Noël Rétif, p.5)
Mon grand-père Buisson aimait raconter des histoires. Il en préparait toujours une ou deux pour la fin des repas de fête, à savourer avec le café et les petits gâteaux secs. C'étaient des histoires malicieuses qu'il rédigeait à l'avance, et qu'il récitait en mettant le ton, en ménageant de lents effets. Je crois que c'était sa façon, modeste et campagnarde, d'être écrivain - d'être, en somme, de ceux-là qui récrivent, à pleins et à déliés, sur des pages reliées, la vie que le hasard gribouille à feuilles volantes et tourbillonnantes. Pour qu'on en rie ou qu'on en pleure, qu'importe, mais pour qu'enfin on l'aime, qu'elle ait du sel et de l'arôme - comme les bons repas de ma grand-mère, que prolongeaient, en somme, les bons récits de mon grand-père.
Aux enfants, il racontait d'autres histoires, tout aussi excellentes et succulentes, mais qui portaient davantage à rêver.
L'histoire de Selommes par exemple.
Selon mon grand-père, il y avait eu au village - c'était il y a longtemps longtemps longtemps, si longtemps que c'était hors du temps -, un immense désastre. Parfois c'était un simple incendie ou une inondation, parfois c'était une guerre effroyable, un siège impitoyable, quelquefois même une peste remontée toute noire de l'enfer - comme toute légende, celle-là avait ses variantes, qui dépendaient à la fois de l'humeur du conteur, du temps qu'il faisait, et de la bonne volonté de ceux qui écoutaient, disposés à pousser plus ou moins avant le voyage en pays d'imagination.
Quoi qu'il en soit, après ce cataclysme, ce monstrueux anéantissement de tout, ce raz-de-marée de la raison et de l'humanité, ce déluge de l'histoire locale, il n'était plus resté au village, sur les ruines fumantes et les cadavres noircis, qu'un seul homme. Une tourterelle s'était posée sur son épaule - plus tard elle peuplerait au clocher roucoulant - et lui, il s'était accroché à la vie renaissante comme Noé à son radeau.
Donc il n'en restait qu'un. Mais un bon. Et travailleur avec ça.
Car seul homme il était resté, et seul homme il avait, courageusement, tout rebâti. Tout. Tout seul. Les maisons bien solides et l'église bien fortifiée, les labours, les moissons, les fermes grasses et les fermes maigres, les Boisseau et les Crèvesec, le cours tremblant de la Houzée, la mâchoire âpre des moulins, les routes bleues qui tournent en rêvant, et la voie ferrée grise et nette comme une chaîne d'arpenteur. Même il avait bâti, pour l'avenir et le progrès - tant il avait enfoui profond le mal et hautement remblayé les ruines -, l'école de garçons et de filles, et la grande mairie républicaine, empennée de drapeaux tricolores et de fils téléphoniques, où mon grand-père était premier adjoint fervent, comme un autre aurait été diacre dans ces églises où il refusait absolument d'entrer.
Ainsi, seul, l'homme de l'histoire avait façonné, dans l'argile de sa misère, à son image de pésan laborieux, ce beau village où nous vivions... ce monde entier qui, pour toujours, s'était appelé "Seulhomme" - enfin je veux dire Selommes.
Quand il arrivait à la fin du conte, mon grand-père clignait toujours un peu de l'oeil, et sa bouche riait en parlant. Non, nous n'étions pas dupes, mais c'était bon à entendre, cette aventure du seul homme...
J'ai repensé à ce récit en lisant L'Histoire de Selommes, rédigée par l'abbé Brisset, que Jean-Noël Rétif a si aimablement mise en ligne :
( http://jenore.pagesperso-orange.fr/Documents/Histoire%20de%20Selommes.pdf ).
Car le vieil abbé, avec la même malice selommoise qui brillait dans les yeux de mon grand-père anticlérical, y explique qu'on lui a raconté, à lui aussi, enfant, la légende du "seul homme"... et qu'il n'y croit pas tout à fait, et que c'est bien dommage...
Mais s'agit-il d'y croire ? il faut une légende fondatrice aux capitales comme aux villages - un récit d'origine qui donne à la terre son sel et à la vie son sens.
Et il me plaît de penser aujourd'hui que, si Rome a été fondée par deux hommes-loups, par les jumeaux de guerre et de conquête qu'étaient, dans l'ombre de Janus bifrons, Romulus et Rémus, mon village, lui, a été fondé par un seul homme de paix et de raison, un doux constructeur de maisons à toits de tuiles, un laboureur au pas alourdi de glaise, un Robinson tranquille forgé par le malheur et par l'espoir à la sage mesure de l'Homme.