Le busard des roseaux

Publié le par Carole

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Le vieil homme qui nous avait guidés en Brière n'était pas seulement un bon marinier.
C'était aussi un chasseur. Et un naturaliste passionné qui connaissait par son nom et ses traces chacun des animaux du marais. 
Il nous a fait visiter son incroyable collection d'animaux empaillés. Un exemplaire par espèce... une véritable salle de muséum... Ou plutôt, non, ce n'était pas un musée, c'était un univers. Son univers, sa caverne et son île, l'oeuvre de toute sa vie. Je crois qu'il n'y manquait aucun des oiseaux qui nichent en Brière ou y font halte pendant leurs longues migrations, aucun des petits animaux qui se terrent dans les roseaux, qui creusent les tourbières et nagent dans l'eau sombre. Posés, courant ou saisis en vol, dans une représentation harmonieuse et extraordinairement savante, comme si les avait posés là tous ensemble un de ces vieux peintres flamands qui se spécialisaient autrefois dans les représentations du paradis, un Savery qui aurait naturalisé sa vision.
C'était extrêmement étrange d'entendre le vieux chasseur décrire chaque oiseau, peignant chaque vie au présent, et de voir, en même temps, tous ces cadavres colorés fixer sur nous leurs yeux de verre en l'approuvant, comme s'ils étaient encore vivants en effet, posés sur chaque branche de l'Eden, s'envolant vers le ciel de tous les nids du Paradis, détalant dans les roselières du Jardin.
Il semblait qu'il ne les avait tués, ou ramassés dans leurs tombes de tourbe, que pour qu'ils vivent ainsi, éternels et parfaits, dans le marais miniature qu'il avait installé là, et où sans doute il finirait ses jours, comme le vieux Buffon devant son oeuvre, ou comme un prêtre devant ses idoles, lorsque, le grand âge venu, il ne pourrait plus remuer la perche pour s'en aller sur l'eau. Et je me suis demandé combien, de tous ces animaux figés là, disparaîtraient à jamais, très bientôt, dans le long hiver de ce siècle moderne où les bêtes vaincues meurent par espèces entières.
 
Je suis de celles qui s'évanouissent à la vue du sang, et j'avais toujours pensé détester la chasse et les chasseurs. C'est que je n'avais jamais rencontré que des chasseurs d'aujourd'hui, de ceux qui se croient des sportifs et ne sont que des tueurs.
Mais ce vieil homme... Toute sa vie, il l'avait passée dans le marais, se nourrissant de chasse et de pêche, raclant la tourbe pour son feu et coupant les roseaux pour son toit. Il était encore de ce monde que nous avons presque oublié, où les hommes-chasseurs aimaient et vénéraient le gibier qu'ils tuaient. De ce monde où l'on pouvait passer autant de temps à dessiner un bison sur les murs d'une grotte qu'à affûter la pointe de flèche qui le ferait passer de la vie des bêtes au trépas des dieux.
Un monde où l'on souffrait, où régnaient la peine et la faim, où il fallait tuer pour manger et pour se vêtir, et qui était pourtant l'Eden, parce que l'homme y vivait près des bêtes, dans la connaissance et le respect des bêtes.
J'ai levé la tête vers ce rapace en vol qu'il nous désignait, il m'a semblé entendre que c'était un busard des roseaux - j'ai peut-être mal compris, je ne sais pas, car une sorte de vertige m'a saisie...
Un instant il m'a semblé voir le monde comme un busard des roseaux fondant sur sa proie.
Et le voir en même temps comme ce vieil homme ajustant son arme, à la façon de Dersou Ouzala, d'un Inuit en fourrure, ou d'un Indien nu, vers le busard des roseaux.
Voir se croiser le regard de l'homme et celui du rapace, semblables l'un à l'autre.
Voir le monde comme il était Avant.
Juste un instant.
C'est lui qui m'a ramenée sur terre.
—"Ils sont tous partis très en avance, cette année, les busards des roseaux, les canards pilet, les sarcelles d'été, les bihoreaux gris, les spatules blanches, les guifettes noires, les gorgebleues à miroir, les phragmites des joncs... et les hirondelles, les hirondelles sont parties dès la mi-août... c'est pas normal. Pas normal, vraiment... L'hiver sera dur, probable."
 
 

 

Publié dans Fables

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C
Un personnage... héritier d'une longue lignée d'êtres en rapport avec la vibration de Mère Nature, faite de plumes, de crocs et de griffes. Ce n'est pas une apologie de la chasse ce texte mais une<br /> réflexion profonde sur ce qui fut, ce qui a été dévoyé et sur ce que nous sommes, entre passé et ambivalente modernité.<br /> Merci Carole, c'est un superbe texte.<br /> Belle nuit, amicalement<br /> Cendrine
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F
oh que je n'aime pas les bêtes empaillées et c'est bien triste que déjà les oiseaux nous ont quittés
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A
Bardot et les phoques, c'était un grand moment d'angélisme béat. La belle "niaiseuse" - comme disent les Canadiens - n'a remporté aucune victoire contre la "férocité" des Inuits. Ils étaient en<br /> perdition depuis longtemps. Elle n'a fait que poser son pied menu sur l'accélérateur.
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C
<br /> <br /> Oui, le coup de grâce - si l'on peut dire...<br /> <br /> <br /> Je ne savais pas qu'on l'appelait la Belle niaiseuse, mince, pauvre Frenhofer !<br /> <br /> <br /> <br />
M
Il est beau ce retour à la nature, à sa noblesse, qui fait que nous sommes petits et dépouillés en elle, et quel bel hommage à un homme qui sait, qui sent les choses...
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A
Chère Carole, je trouve très attachant ton vieux marinier-collectionneur et je salue très bas ton propos.<br /> Quant à la chasse et aux chasseurs, d'hier et d'aujourd'hui, qu'il est de si bon ton de vouer aux gémonies, je me garderai bien de les conspuer à mon tour. La mort donnée par le chasseur est cent<br /> fois moins cruelle, cent fois moins laide que celle qu'on inflige dans les abattoirs à des animaux qui n'ont pas eu le temps de vivre. Et puis, dans une grande mesure, on doit aux forestiers, aux<br /> gardes, aux chasseurs-préleveurs-régulateurs la préservation de nos bois, de nos étangs, de nos taillis et fourrés, de nos marais, de notre faune.Sans eux, pas de gibier libre, pas de couverts, des<br /> étendues à n'en plus finir de champs de betteraves et de luzerne. Pour le plus grand plaisir des végétariens ?
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C
<br /> <br /> Je pense que tu as raison. Je pense aussi que je n'aurais jamais réfléchi à ces questions avant d'aller en Brière : un autre monde, vraiment. C'est près de chez nous, mais j'étais toujours restée<br /> à la lisière, jusque-là. En fait, je n'avais pas l'intention de prendre position sur la chasse, sujet que je connais mal et auquel je ne me suis jamais intéressée (bien que je me souvienne avoir<br /> aidé à plumer des faisans, dans mon enfance), mais simplement de dire à quel point j'avais eu l'impression de rencontrer un homme très proche des hommes "d'avant", le représentant d'un mode de<br /> vie ancestral qui aura bientôt disparu. Le fait que ce mode de vie choque ainsi mes lecteurs montre d'ailleurs que j'avais raison : c'est vraiment un monde qui n'est plus le nôtre. Cela m'a fait<br /> repenser, bien que ce ne soit pas non plus exactement mon sujet, à Bardot sauvant les phoques en condamnant les Inuits (au nom de la morale... le chemin de l'enfer pavé de bonnes intentions, en<br /> quelque sorte). Mais il n'y avait, dès cette époque, sans doute plus grand chose à faire pour sauver les Inuits, qui sont désormais presque tous des Canadiens à peu près ordinaires, dans la<br /> catégorie misère et alcool bien sûr. Il me semble vraiment que tout cela est fini ou finissant, même si on peut encore rencontrer ici ou là un Briéron chasseur-pêcheur-cueilleur de roseaux... ou<br /> un Indien d'Amazonie lançant désespérément ses flèches vers les avions qui survolent son campement - et c'est pourquoi justement ces rencontres sont bouleversantes. Merci de ton intérêt, Anick, à<br /> bientôt, je t'embrasse !<br /> <br /> <br /> <br />
E
Magnifique déploiement d'ailes !
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A
Le sort des animaux me préoccupe beaucoup et je m'inquiète davantage de l'élevage industriel où les bêtes vivent dans des conditions épouvantables que des chasseurs qui souvent comprennent la<br /> nature et participent à étudier son équilibre. Ce qui se passe dans les abattoirs est bien pire qu'une battue, même si ça aussi me déplait. Votre texte est très beau nous sommes soumis à une loi<br /> manger pour vivre et pourtant nous aimons ces animaux, c'est déchirant finalement.
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C
<br /> <br /> Tout à fait d'accord avec vous. Il faut que nous retrouvions un équilibre avec la nature, et c'est pour l'instant très difficile, dans un monde qui a profondément changé et d'où les derniers<br /> chasseurs-cueilleurs vont disparaître. En ce qui concerne les battues, il me semble qu'elles sont des tueries systématiques à justification "hygiénique" dans un environnement dont les grands<br /> équilibres ont déjà été rompus, non des chasses comme celles que les hommes ont pratiquées pour leur survie pendant des millénaires. Quant aux abattoirs, ils établissent un rapport "industriel" à<br /> la nature, hélas.<br /> <br /> <br /> Une nouvelle "chasse" est apparue cependant, qui me donne espoir, celle des photographes animaliers, qui sont peut-être les descendants modernes des chasseurs traditionnels.<br /> <br /> <br /> <br />
A
Je ne crois pas que ce soit de la sensiblerie de penser que l'homme devrait se contenter de prélever dans la nature (chasse ou abattoirs, la démarche est la même) la quantité exacte qui correspond<br /> à ses besoins. Tu as raison, aujourd'hui ce n'est plus le cas du tout.<br /> L'homme, riche ou pauvre, est le seul animal qui tue par plaisir, c'est surtout cela qui me gêne en fait.
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C
<br /> <br /> En l'occurrence mon vieux chasseur se nourrit de sa chasse, de sa pêche, etc. C'est un homme pauvre qui vit "à l'ancienne", en quasi autarcie, mais, déjà "moderne" malgré tout, il conserve<br /> quelques spécimens remarquables, conscient que leur beauté pourrait être oubliée des générations futures. Mi-chasseur-cueilleur paléolithique, mi-naturaliste savant, en somme.<br /> <br /> <br /> Si j'ai fait ce texte, c'est parce que tout cela était très surpenant pour moi, et m'a semblé mériter une vraie réflexion.<br /> <br /> <br /> Par ailleurs, si les hommes d'aujourd'hui tuent et détruisent, ce n'est pas forcément de façon directe, mais surtout parce que leur mode de vie est en lui-même destructeur (je crois que le rythme<br /> de disparition est à peu près d'une espèce par jour). En ce sens c'est bien par "plaisir" que nous tuons... pour le plaisir que nous donne le confort, par exemple.<br /> <br /> <br /> <br />
A
Oh Carole, je n'aime ni la chasse, ni les chasseurs, et encore moins les animaux empaillés ( mais, heureusement, j'aime beaucoup tes textes!)
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C
<br /> <br /> Je te renvoie à la réponse laissée à Almanito : mon propos dans ce texte n'est ni de faire l'éloge de la chasse ni de célébrer la taxidermie. C'est une réflexion sur un processus historique, en<br /> fait.<br /> <br /> <br /> Ces commentaires "négatifs" m'ont toutefois poussée à préciser le texte initial, et à approfondir la réflexion. Il me semble que nous ne réfléchissons pas assez au fait que nous sommes vraiment<br /> passés d'un monde à un autre. Mais le nôtre est-il moins cruel, lui qui est devenu si "sensible" mais tue en masse peuples et espèces (chaque jour disparaît une langue humaine et/ou un animal de<br /> la Terre) ? Bref, comme toujours, je m'amuse à poser des questions gênantes, à troubler l'eau calme des évidences...<br /> <br /> <br /> <br />
C
Relisons l'admirable nouvelle de Maupassant, "Amour" !
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C
<br /> <br /> Merci, Catheau. La littérature permet de tout comprendre, j'en ai toujours été certaine.<br /> <br /> <br /> <br />
C
"Il semblait qu'il ne les avait tués que pour qu'ils vivent ainsi, éternels et parfaits," (je poursuis à ma manière) parfaits selon l'idée qu'il s'en faisait, son idée d'homme, de beaucoup d'hommes<br /> hélas qui ne peuvent laisser le monde aller comme il va... Ah si seulement il avait appris la peinture afin de tenter de figer ce qu'il avait vu ! d:-)<br /> <br /> Sentiment personnel : partagé entre la beauté (parce que quand même, c'est beau) et l'horreur (parce que je ne peux oublier ce qui a précédé).
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C
<br /> <br /> Il était un peu comme le conservateur d'un muséum au milieu de son "monde", image naturalisée des planches qui décrivent la nature. On peut d'ailleurs imaginer que ces animaux iront plus tard<br /> dans un vrai muséum, et que des peintres viendront les reproduire (car c'est ainsi qu'ils faisaient, avant l'invention de la photographie).<br /> <br /> <br /> <br />
R
J'ai l'impression que certaines assertions de cet article, Carole, ne vont pas faire l'unanimité ...
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C
<br /> <br /> C'est tout à fait évident, et j'en avais forcément conscience. Notre regard sur la chasse a profondément changé parce que nous vivons aujourd'hui dans un autre monde, comme je l'ai écrit. Notez<br /> bien que pour ma part je suis une "moderne" et je ne supporte pas l'idée de tuer une bête, je suis simplement entrée un instant dans la pensée du chasseur inuit, amazonien, ou... briéron. Et il<br /> me semble important de le faire aujourd'hui, loin de toute "sensiblerie". Bientôt, un mode de vie qui dura des millénaires aura tout à fait disparu, nous sera devenu tout à fait incompréhensible,<br /> et nous croirons aimer les bêtes que nous ne tuerons certes plus "directement", mais dont notre mode de vie nouveau aura fait disparaître presque toutes les espèces. Sur un autre plan, je me<br /> souviens d'avoir lu que Brigitte Bardot avait porté un coup fatal à la survie des Inuits, croyant agir quant à elle pour le bien. Que de paradoxes, n'est-ce pas ? Mais les paradoxes, c'est ce<br /> qu'il y a de plus intéressant, ce qui mérite le plus d'être analysé.<br /> <br /> <br /> <br />
J
A chacun ses passions, je ne jugerai pas... mon grand-père pêcheur, tenait la tête de ses beaux brochets qu'il séchait et mettait sur blason en bois... ,-) merci Carole
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C
<br /> <br /> Ton grand-père appartenait aussi à ce temps révolu des "hommes-chasseurs"(ou pêcheurs, mais c'est pareil). Nous avons du mal à comprendre ces modes de vie et de pensée, aujourd'hui.<br /> <br /> <br /> <br />
M
Voyez-vous, vous avez décrit là mon frère avec sa collection d'oiseaux, mon frère, beaucoup plus vieux que moi (86 ans), que j'aime et dont je n'ose jamais dire qu'il a été chasseur, qui aimait<br /> surtout les marches dans la brume aux aurores, qui revenait souvent bredouille parce qu'il avait préféré regarder et ne pas tirer...<br /> C'est très étrange mais votre texte m'enlève un poids....
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C
<br /> <br /> Il est d'un autre temps, certainement, mais quand le dernier inuit, le dernier chasseur amazonien, le dernier Dersou Ouzala, le dernier chasseur des marais auront disparu... peut-être que les<br /> animaux dont ils vivaient auront disparu aussi, en fait. Au rythme où nous allons.<br /> <br /> <br /> Il est vrai que je suis née à la campagne, de sorte que, bien qu'"urbaine" désormais, je peux comprendre encore ces modes de vie ancestraux.<br /> <br /> <br /> <br />
A
Hum... aucun chasseur ne pourra me convaincre qu'il aime les animaux qu'il tue, à fortiori un animal comme celui-ci qui n'est même pas comestible. Tuer pour le plaisir de tuer ou d'exhiber ses<br /> trophées, si c'est cela, le respect de la nature...
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C
<br /> <br /> Note bien que mon intention n'était ni d'écrire un éloge de la chasse, ni un éloge de la taxidermie, loin de moi cette idée ! C'était de faire réfléchir à une évolution très profonde de<br /> l'humanité. TOUS nos ancêtres (lointains maintenant) étaient des chasseurs, mais pas des chasseurs comme ceux qu'on rencontre aujourd'hui (surtout dans les classes fortunées), pour lesquels la<br /> chasse est un "sport", non, c'étaient des "primitifs", en lien étroit avec leur environnement. Mon vieux Briéron était sans aucun doute l'un des derniers témoins de ce mode de vie millénaire.<br /> <br /> <br /> <br />