Les dentelles de monsieur Grou

Publié le par Carole

 rue Guillaume Grou 1
 
    J'ai été très surprise, en passant par hasard dans cette petite rue, d'y découvrir, non seulement que Guillaume Grou avait à Nantes l'honneur d'une rue, mais, que, de plus, il y était signalé comme philanthrope.
    Car ce brave protecteur de pauvres Oliver Twist, ce monsieur Grou, c'était bien autre chose encore.
    Un homme d'une élégance raffinée, par exemple, qu'on voit sur ses portraits vêtu de soie brodée et de dentelles vaporeuses, nacrées comme l'écume, légères comme les bons zéphyrs poussant sur l'océan les fins trois mâts de traite.
 
               grou_armateur_negrier
photo web
 
    Et puis, encore, le créateur du Temple du Goût, merveille de l'île Feydeau, palais de toutes élégances, bijou d'architecture.
    Avant tout armateur nantais. Ce qui au XVIIIe siècle voulait toujours dire : fortune négrière, tas d'écus poussés dru sur le fumier des hommes enchaînés dans les cales.
    Voilà ce que c'était que ce monsieur Grou de Nantes : bottes de bourreau, ceinture de maître, manchettes de dentelles, tasses de chocolat en porcelaine du Japon, logis de prince dont se pare pour toujours une ville.
 
     Mais pourquoi croyez-vous que c'est de Guillaume Grou que je vous parle ? 
    Pourquoi vous parlerais-je de Guillaume Grou, à vous qui n'êtes pas d'ici sans doute ?
   Je vous parle d'un rêve affolant que je fais quelquefois, devant les grandes oeuvres de ce monde, d'une étrange vision qui souvent me tourmente devant ce qui est beau.
    Imaginez cela : si, au lieu des splendeurs d'art qu'on nous donne à admirer, par on ne sait quel procédé de superposition, ou peut-être de transparence, sur un écran de vérité, on faisait apparaître l'amas de misères, de douleurs et d'horreurs qu'il a fallu pour les bâtir, - dans quel affreux cimetière, dans quel hospice hideux nous promènerions-nous, nous qui pensions avancer parmi les palais et les chefs-d'oeuvre ?
    Pourtant, comme les dentelles de Guillaume Grou, comme le Temple du goût, ces chefs-d'oeuvre que nous admirons sont bien de purs délices, et toute la souffrance qu'il fallut accumuler pour soutenir leur perfection ne saurait leur enlever leur parfum délicat, leur goût exquis d'infini. Il m'arrive même de penser, devant certains monuments, que toute l'histoire humaine pourrait se justifier par eux. 
    C'est qu'en eux, bien sûr, nous admirons, non les petits Guillaume Grou qui ont construit sou à sou cet enfer qu'on appelle la Terre, ni les rois qui ont fait couler le sang, mais les artisans de renom, les artistes immenses et les profonds penseurs qu'ils ont employés à leur caprices. C'est que toute beauté se filtre longuement, laissant au fond du grand tonneau des siècles écoulés la lie qui peut à peu se fond au bois vieilli.
 
  - Cependant, voyez-vous, ce monstrueux alambic, cet affreux appareil d'un alchimiste fou, qui ne nous donne la quintessence qu'en filtrant, goutte à goutte, le sang, l'angoisse, le désespoir, la misère et la boue de tant de vies humaines écrasées, où, dites-moi, où le placerons-nous dans le vaste musée de nos admirations ?

Publié dans Nantes

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V
Mais ... c'est tout Nantes et Bordeaux, villes dont la splendeur est l'héritage du commerce d'ébène.<br /> PS : pour moi, seuls les Bach, Mozart, Léonardo et consorts justifient et rachètent notre navrante supériorité sur le règne animal et végétal (sans parler du du postulat hobbesien "L'homme est un<br /> loup ...)
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C
<br /> <br /> Oui, tout Nantes, et tout Bordeaux qui lui ressemble tant... Et justement on vient de trouver une partition de Mozart à Nantes. Non, ce ne peut être un hasard.<br /> <br /> <br /> <br />
A
À te lire, et peut-être pour répondre à la question que tu poses, je pense à un poème de Prévert "L'effort humain", je ne peux l'écrire en totalité ici, mais en voici quelques vers :<br /> "L'effort humain/n'est pas ce beau jeune homme souriant/debout sur sa jambe de plâtre/ou de pierre/et donnant grâce aux puérils artifices du statuaire/l'imbécile illusion/ de la joie de la danse et<br /> de la jubilation/évoquant avec l'autre jambe en l'air/la douceur du retour à la maison/Non/(...) L'effort humain porte un bandage herniaire/et les cicatrices des combats...<br /> <br /> Nous visitons les pyramides, nous admirons de belles réalisations architecturales conservant dans un coin de nos mémoires le souvenir du sang versé... Nombre de rues, de places, portent le nom<br /> d'hommes au passé trouble.<br /> Je crois me souvenir que dans une ville nouvelle, on avait donné aux enfants la possibilité de nommer les rues. Ils n'ont eu aucune peine. Ne serait-ce pas plus agréable de vivre rue du Cheval, du<br /> Dromadaire ou rue du Ouistiti ou encore rue de la Rose ou de la Marguerite ?
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C
<br /> <br /> Les enfants sont des sages !<br /> <br /> <br /> Ce qui me trouble, c'est que le beau puisse surgir d'un terreau où domine le mal.<br /> <br /> <br /> <br />
D
Il serait bon de faire précéder tes "billets" d'un avertissement,.. "attention, donne à réfléchir"<br /> J'aime beaucoup ce que tu fais, ce que tu écris. C'est terriblement humain.<br /> Merci
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C
<br /> <br /> C'est la vie quotidienne qui fait réfléchir, si on prend la peine de s'en préoccuper... malheureusement dans le bref espace d'une page je ne peux tout dire... alors le lendemain, j'écris un autre<br /> texte ! Une véritable addiction.<br /> <br /> <br /> <br />
J
Sur un autre plan, je suis toujours choqué de voir que la toile d'un peintre qui vivait de façon précaire de sa peinture, se vend aujourd'hui à des prix totalement indécents.<br /> Tous les chefs-d’œuvre sont nés dans des souffrances que nous ne soupçonnons pas<br /> Sans oublier l'art de la guerre...<br /> La nature humaine ne sera jamais raisonnable.
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C
<br /> <br /> Oui, je suis loin d'avoir fait le tour du problème dans ce billet. Je ne peux que vous donner raison dans votre pessimisme.<br /> <br /> <br /> <br />
Z
encore une fois, interpellée par ce post
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C
<br /> <br /> C'est Nantes qui est une ville "interpellante"... <br /> <br /> <br /> <br />
C
Bonsoir Carole,<br /> Je suis époustouflée par ta réflexion glaçante et vertigineuse au sujet de ce monsieur Grou, petit homme se voulant si affable avec ses dentelles, délicatesse tellement déplacée au regard des<br /> fondations de sa fortune. L'histoire s'arrange tellement bien avec elle-même car les hommes qui font l'histoire savent user de la gomme ou plutôt s'arranger avec les vérités du temps. Et nous<br /> passons sans voir ces plaies béantes où ruissellent les spectres de ce qui fut...<br /> Un immense bravo!<br /> Je te souhaite une belle nuit, amitiés<br /> Cendrine
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C
<br /> <br /> Merci, Cendrine, tu me fais rougir encore une fois. Mais tu vois, à Nantes, ces pensées cruelles nous sont familières, car les beautés de la ville, nous le savons tous, tirent leur origine de la<br /> traite, qui a fait affluer l'argent... Nantes ne serait rien sans ce lourd passé.<br /> <br /> <br /> <br />
V
Ton aisance à partir d'un sujet pour philosopher et même débattre de grandes idées me stupéfie ! D'autant que c'est fait avec toujours cette même élégance de style, comme une page de Balzac ou de<br /> Flaubert... Félicitations encore.
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C
<br /> <br /> Là, je rougis, Valentine. Mais, tout de même, tu me fais bien plaisir !<br /> <br /> <br /> <br />
C
"négrier " bien sûr ! Mon iphone m'a trahie, pardonnez-moi.
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C
<br /> <br /> Un "février", au fond, cela existe aussi, je connais au moins un "Janvier Février" - couché sur la liste des morts de 14-18, je lui ai même consacré un petit article de mon blog...<br /> <br /> <br /> <br />
C
"J'ai pris ta boue et j'en ai fait de l'or " mais c'était Baudelaire qui le disait et non un février nantais.
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C
<br /> <br /> Je ne le comprenais pas tout à fait au sens de Baudelaire, car il s'agissait de la somme humaine de douleurs "nécessaire" à l'élaboration d'une oeuvre coûteuse. Mais l'alchimie de Baudelaire<br /> m'enchante toujours.<br /> <br /> <br /> <br />
N
Une réflexion vertigineuse. Ton esprit clairvoyant nous rappelle de ne pas oublier le côté sombre de ces chefs-d'oeuvre.
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C
<br /> <br /> Mais c'est le "problème" de l'art, et surtout du terreau qui le nourrit, qui est vertigineux...<br /> <br /> <br /> <br />
A
Bonjour Carole,<br /> là c'est toi qui m'a fait peur, un grand frisson face à cette réflexion ! Que c'est bien vu ;0(<br /> Bises
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C
<br /> <br /> Je t'ai juste transmis ma peur, alors. Car quand je pense à cela, c'est vrai, je me sens angoissée... Mais malgré tout je veux croire à l'art - comme d'autres croient en dieu au milieu des<br /> guerres...<br /> <br /> <br /> <br />
J
Bonjour Carole !! Histoire de gagner son paradis sans doute, il la jouait pièce au chapeau lui vêtu de dentelles... faites pas les plus pauvres qu'il payait de même je suppose !! Ces riches<br /> monuments châteaux et tombeaux pyramidesques à la sueeur de quels fronts ? Et cela continue autrement... Merci !
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C
<br /> <br /> Cela continue, forcément... Rien à faire, je crois.<br /> <br /> <br /> <br />
M
Une juste réflexion sur le beau surgi du laid, et souffrance pour bâtir des chefs d'oeuvre, je pense aussi aux cathédrales et aux pyramides. Rien ne justifie rien, l'homme est un loup pour l'homme,<br /> il est capable de merveilles en l'exploitant.
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C
<br /> <br /> Pourtant, on ne peut nier l'importance des chefs-d'oeuvre qui résultent de tout cela... c'est très, très troublant, angoissant même.<br /> <br /> <br /> <br />
M
Votre texte est bouleversant, comme un coup de poing en plein ventre.
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C
<br /> <br /> Peut-être un peu pessimiste. Mais ici, à Nantes, ville enrichie par la traite négrière, on est amené à penser souvent "ces choses-là". <br /> <br /> <br /> <br />