"Intellige priusquam discutias", c'est-à-dire : "réfléchis, démêle les choses, avant de te prononcer et de décider".
Cette plaque de bronze, poinçonnée de fleurs oxydées, sur laquelle figure une date à demi effacée - 1595 - ainsi que trois initiales accolées étroitement enroulées -YBD - a été posée sur le mur d'un pavillon du Jardin des Plantes de Nantes par son fondateur, le docteur Ecorchard. Le pavillon est un peu à l'écart, la plaque dort dans l'ombre d'un grand marronnier d'Inde, et peu de Nantais la connaissent.
Pourtant, une petite légende l'entoure et l'auréole. Car Ecorchard a toujours affirmé l'avoir sauvée des décombres d'une bâtisse démolie, dans la vieille rue des Trois-Pendus qui longeait autrefois le jardin. Selon lui, la plaque commémorait une sinistre aventure, également rappelée par le nom de la rue :
En 1595, trois jeunes gens accusés de meurtre avaient été hâtivement condamnés à mort et pendus. Peu après, on avait découvert le vrai coupable, et constaté leur innocence. Mais bien sûr il était trop tard pour ramener à la vie les trois jeunes suppliciés. Dans un élan de remords et de droiture à l'antique, le juge responsable de l'erreur aurait fait graver et apposer cette plaque sur la façade de la maison du crime.
J'ai toujours pensé qu'Ecorchard avait entièrement inventé cette histoire et commandé lui-même la plaque, discrètement, à un graveur local - dans l'esprit gothique et méditatif du manoir que se faisait construire, à peu près au même moment, le fameux Thomas Dobrée.
Evidemment, me direz-vous, on ne peut pas le prouver, et qui sait si l'histoire n'est pas authentique, après tout...
Une chose est sûre : dans ce petit Eden qu'est le Jardin des Plantes imaginé par Ecorchard, dans ce vert paradis clos sur lui-même, tout ondulant de ses lacs, de ses cascades, de sa grotte, de sa "montagne" bâtie par des vieillards, de ses arbres et de ses fleurs venus du monde entier, de ses chemins qui tournent, de ses colombes toutes blanches et de ses bancs Le Centaure, cette plaque est, en quelque sorte, le point d'orgue nécessaire. A l'écart des badauds, elle est comme un prolongement, au-delà de la mort, du rêve d'harmonie, de bonheur et de perfection de cet homme remarquable, de cet Henry Thoreau de chez nous. Je crois même qu'elle nous donne tout le sens de son jardin.
Intellige, nous dit-il, intellige : c'est-à-dire, lie et délie, tire et trie chaque fil, prends le temps de le suivre, recueilles-en le sens, vois comment il se noue aux autres, et puis, soigneusement, lis-le, et, pour toi-même, lentement, relis-le.
Ce noeud complexe et délicat, respecte-le, accueille-le comme une fleur complexe et tournoyante, laisse-le grandir et mûrir, ne va pas le trancher trop tôt.
Et même, ne le tranche jamais tout à fait.
Considère toujours le long cheminement des causes et des effets, la place de chaque arbre dans la plantation, la lente histoire de chaque racine, l'élan fragile de chaque branche, l'épanouissement de chaque fleur, le sort de chaque fruit. Prends les chemins qui vont en rond, suis le courbe trajet que t'indique là-haut la colombe, passe de l'ombre à la lumière, et glisse de la lumière jusqu'à l'ombre qui vient, imite la vieille carpe et le canard placide qui veillent sur le lac. Promène-toi dans ta pensée comme aux allées d'un jardin.
Peut-être alors sauras-tu quelque chose. Peut-être plutôt en resteras-tu à tes questions, ou à tes rêveries les plus indécises, mais ce sera pour toi le début du savoir, qui ne mène jamais aux certitudes.
Hélas ! Au paradis du docteur Ecorchard, le Malin, comme dans l'autre, guettait son heure : le savant amateur de jardins mourut un après-midi d'une morsure de serpent, alors qu'il herborisait avec ses élèves.
Depuis, partout sur cette terre, les hommes, jetés aux fanatismes qui égorgent et déchirent, dévoués aux certitudes tranchantes et mordantes, n'ont cessé de piétiner et d'ensanglanter sa devise.
Pourtant, ceux qui entrent au Jardin, sans s'en douter peut-être, s'en vont toujours sur les pas du docteur Ecorchard, par les chemins qui tournent et qui patientent, où, de détour en allée, de lacet en passerelle, de carrefour en croisement, ils apprennent à voir, à méditer, et à suivre sans hâte le fil sans fin que déroula pour eux le sage.
J'aime, au Jardin, regarder, dans les sentiers ombreux semés d'oiseaux, les promeneurs marcher en rond, démêler lentement le secret des allées, et, guidés pas à pas par l'élan calme des arbres, des parfums, des herbes et des pensées, avancer doucement vers eux-mêmes. C'est très beau, docteur Ecorchard, vraiment très beau.