De la fleur tournoyante, le vent détachait une à une les graines. Un instant elles s'accrochaient encore au flocon blanc, hésitantes, puis s'élançaient, insectes si légers, vers le jardin où, presque sûrement, elles se perdraient. L'une, peut-être, parmi ce bouquet de tiges aériennes et infimes, se sèmerait, et donnerait naissance, un jour, à une autre fleur tournoyante et jaune, qui se ferait flocon, jetant à son tour ses graines aux sillons du hasard. "Je sème à tout vent", disait mon vieux dictionnaire Larousse. Mais pour se ressemer, combien de graines le pissenlit doit-il souffler en vain vers l'univers, jouant sur la flûte du vent les notes grêles arrachées à son coeur ?
Et la fleur dans le froid peu à peu se dépouille, muette et fanée déjà, sans savoir que, là-bas, dans un coin de cailloux, de ronces ou de trottoir, une soeur va lui naître, jeune, fraîche et ardente comme un petit soleil.
J'étais en sixième, c'était pendant le cours de rédaction, j'avais ouvert mon dictionnaire à la page de la semeuse au pissenlit, que je regardais fixement, ne sachant où porter mes regards, tant me pesait la solitude. J'étais assise au fond de la classe, à cette place obscure où le flot m'avait abandonnée le jour de la rentrée, et à laquelle ensuite le réglement, qui interdisait les changements de place, m'avait condamnée.
Ce matin-là, il faisait encore nuit, le poêle ronflait dans le préfabriqué embué où le cours de français avait lieu. Le professeur, monsieur Joubert, un homme fatigué, sévère et désabusé, tout près de la retraite, rendait les devoirs de la semaine passée. Et voilà qu'avant de nous remettre les copies, il lui prit fantaisie d'en lire une. Il y était question d'un sentier de montagne, d'un voyageur qui cheminait, d'un torrent qui bruissait. Le vieux monsieur Joubert, heureux de lire, s'animait, accentuant les mots importants, marquant de silences bien placés la marche lente et méditative du voyageur, accélérant le rythme pour évoquer l'élan sonore du torrent, son bondissement joyeux entre ses rives de rochers. Et la classe obscure et étouffante, où je vivais solitaire et courbée, s'emplissait de la haute silhouette assurée du voyageur, de la lumière aiguë des montagnes, du vacarme chantant du torrent. Je regardais de tous mes yeux, j'écoutais de toutes mes oreilles, bien convaincue de ne jamais pouvoir créer rien de semblable à cette illusion claire et vivante.
Puis, quand monsieur Joubert eut fini, il rendit les copies. Alors, avec stupeur, je découvris que ce récit qu'il venait de lire, et qui m'avait paru si limpide et si vrai, ce n'était que mon devoir maladroit, ma pauvre rédaction. Les mots entourés de rouge, les annotations favorables, les traits épais et brefs sous les fautes d'orthographe, les deux chiffres de la note ferme comme une sentence maculaient de leur encre scolaire les lignes que sa voix avait animées. Monsieur Joubert, assis à son bureau, de son regard usé, indifférent, regardait défiler les élèves appelés les uns après les autres. Le charme était retombé. Je n'avais plus entre les mains que ma copie d'écolière.
Je ne le sus que plus tard, mais ce matin-là j'avais découvert ce que c'était qu'écrire : donner à d'autres, pour qu'ils les fassent vivre, des textes rédigés dans l'ombre sur des feuilles de cahier qui jaunissent, des textes bricolés avec des bouts de crayon sur des bouts de carnets, des mots enregistrés à la va-vite, le soir avant de s'endormir, sur des ordinateurs sans grâce. Morceaux d'espoir tournoyants, lambeaux de rêves cousus les uns aux autres à gros points d'étoiles mortes et de nuit close, récits découpés dans la chair vive de solitude... - tous ces pauvres trésors, les jeter dans le vent, pour qu'il les sème au loin.
Et puis attendre, sans savoir où s'en iront se perdre les mots jetés au rien. Attendre tout de celui qui les prendra dans ses mains, de celui qui, de sa voix fatiguée, dans une pièce obscure aux vitres couvertes de buée, dans un lieu sans beauté où la respiration lui manquera, où sa vie morne lui pèsera, lira pourtant. S'en remettre à lui de la métamorphose.