Centralia
Cela m'intrigue chaque semaine, quand je passe sur le quai de la Côte-Saint-Sébastien : car la fumée sort vraiment du sol... sans qu'aucun foyer puisse être décelé. Et sans répit elle monte, étouffant l'arbre, le fleuve et le ciel. Cela ne cesse d'augmenter, oui, de semaine en semaine le nuage s'étend. Un soir, j'ai vu des ouvriers s'affairer, soulever la plaque, fouiller au dedans, la refermer. Quand ils sont repartis, ils ont noué au tronc de l'arbre ce ruban qui nous dit de ne pas approcher, et qui va jusqu'au pont. Mais cela n'a pas empêché la fumée d'augmenter encore. Elle est même si abondante maintenant qu'on la voit s'échapper par des issues nouvelles, par d'autres trous dallés, eux-aussi enrubannés de blanc et rouge...
Qu'est-ce que c'est ? Fumée ou simple vapeur d'eau ? D'où cela provient-il ? Quelle machine, tout en bas, ignorée, crache vers la surface son souffle épais et chaud ? Chaque semaine, quand je passe, je m'interroge, et puis bien sûr, poursuivant mon chemin, j'oublie aussitôt mes questions : c'est ainsi, la ville est pleine de mystères, et nul ne sait vraiment - ne ne veut vraiment savoir - sur quels secrets rouages se repose sa vie, ni quels sombres moteurs animent l'incessant mouvement de ses rues, de ses places, de ses tours de Babel.
Mais, toujours, quand je passe, je pense à ce bateau que décrit Joseph Conrad dans Jeunesse, qui vogue en se consumant lentement, comme une vie.
Et puis à Centralia, cette ville dont j'ai un jour lu l'histoire - vraie, celle-là, si ce mot a un sens - dans un journal
C'est, quelque part en Pennsylvanie, une ville bâtie sur d'anciennes mines de charbon qui se sont enflammées, et dont le sous-sol brûle depuis 1962, sans qu'on puisse l'éteindre. Elle brûlera encore ainsi deux cents, trois cents ou cinq cents ans, mille ans peut-être. Il n'y a rien à faire. On l'appelle Centralia - ce ne peut pas être un hasard.
Centralia se consume lentement, sans gloire et sans bruit, comme le bateau de Joseph Conrad sur ses cales enfumées. Assoupie sur son coeur brûlant, lovée sur ses poumons ronflants, couchée sur ses veines de charbon allumées, elle brûle en-dedans, doucement, sans douleur. On continue d'y vivre, comme ailleurs, en s'efforçant de trouver banal que les rues se fondent et se fissurent, que les maisons se noircissent et vacillent, que les enfants pleurent d'angoisse, et que, parfois, des oiseaux qui volaient tombent morts sur le sol. Les habitants s'asphyxient lentement, et n'y prennent plus garde - leurs journaux les rassurent, je suppose, puisqu'il paraît que la situation est sous contrôle.
Je sais qu'il y a, ailleurs, d'autres villes semblables à Centralia, qui se consument indolentes, sur leurs richesses en feu, sur leurs entrailles rougies de flammes, sur ce vide intérieur où passe le souffle ronflant d'une respiration mortelle.
Je me demande même, au fond s'il y a d'autres villes que celle-là, si Centralia n'est pas, tout simplement, la métaphore de tout, le centre obscur, la cale enfumée et brûlante où se meurt en silence notre existence flottante de modernes, notre bateau depuis si longtemps égaré, si Centralia n'est pas, tout simplement, le monde. Le monde d'aujourd'hui, comme on dit - probablement parce que ses lendemains sont aussi incertains et brouillés que la photo que j'ai tenté de faire, la semaine passée, et que je referai demain, peut-être, de cet étrange quai des brumes que chaque mardi je longe.