15 décembre 2014 à 12 heures
A midi en décembre dans les crachats du vent.
A midi en décembre à l'arrêt du tramway à attendre à attendre.
A midi en décembre dans le froid et le triste dans le gris de la vie.
A midi en décembre quand la pluie sous la pluie toute la pluie la pluie.
A midi en décembre quand le jour ce vieil arbre
Etire en noir et blanc ses branches au creux des âmes.
A midi en décembre quand le brouillard égoutte aux vitres ses araignées de rides.
A midi en décembre quand tout espoir n'est plus permis.
A midi en décembre quand la lumière en larmes se cache pour pleurer.
A midi en décembre quand on voudrait planter du côté de l'été
Cette aiguille au cadran qui fait tourner la terre.
A midi en décembre quand c'est vraiment l'hiver.
C'est curieux, vraiment, si curieux, comme les gens qu'on regarde dans un miroir nous paraissent soudain... différents.
Ainsi, Arnaud... après tout elle n'avait jamais eu le sentiment de bien le connaître [...]
Suite du récit à lire sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com
Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à Tintin. L'étoile mystérieuse. Le petit FERS jaune et l'Aurore, luttant contre l'effroyable étoile...
Toute notre civilisation, il me semble, depuis l'an mil, depuis le mil avant l'an mil, depuis toujours sans doute, s'est construite contre la peur d'une fin du monde. Les royaumes, les palais, les églises. L'éternité, le progrès, le confort. Les cimetières et les académies. Les ponts et les avions, les autos, les usines et les banques. Les écrivains et la postérité. La Pléiade et Victor Hugo. Et même les BD.
Pour en finir avec la peur que tout, un jour le dernier jour, ne se finisse, pendant des siècles et sans relâche, on a exploré, travaillé, rimé, inventé, imaginé, théorisé, archivé, breveté, fabriqué, éradiqué, aseptisé, robotisé... Le monde entier, en algorithmes séquencés, on l'a enfin couché et ligoté dans les filets du web.
Enfin, disait-on, enfin, il était tout à fait maîtrisé, ce géant remuant. On en avait à jamais terminé avec les champignons du cauchemar et les explosions du hasard.
Petits Tintins qui ne savaient pas grandir, Poucets perdus dans leurs bottes de sept lieues, nous n'avions rien compris. Rien compris à nous-mêmes. A la fascination fatale qui animait nos efforts.
Car voici qu'aujourd'hui l'aiguille a fait son petit tour de mil sur le cadran des ans, et que nous la craignons plus que jamais, la fin du monde, et qu'elle pourrait bien, justement, beaucoup plus que l'immanquable résultat, être le sens caché de cette fabuleuse civilisation qui croyait qu'elle voulait en finir avec la fin du monde. On est toujours rattrapé par ses peurs, quand ce sont elles qui vous ont jeté sur la route.
Et voici qu'aujourd'hui, passifs, coupables et résignés, nous attendons, les yeux fermés, que tout cela finisse, en guettant, sans rien faire, comme ils nous l'avaient demandé, jadis, les vieux imprécateurs, la fin de notre monde, notre fin de leur monde.
Pourquoi ?
Pourquoi se demander pourquoi ?
C'est simplement, au fond, que nous en avions toujours eu la conviction.
Qu'elle nous attendrait au tournant. Qu'elle nous arrêterait au milieu de la course,
la fin.
Et que peut-être
ce serait
comme dans Tintin
que ce ne serait pas
pas vraiment
pas du tout
la fin.
Un jour, c'est arrivé. Cela devait arriver. L'auteur a cessé de lutter à mains nues sur la page, pour se colleter enfin à la machine.
Le texte a cessé d'être écrit pour être fabriqué.
Le manuscrit vivant est devenu l'impersonnel tapuscrit reproductible à l'infini.
La phrase est devenue cette mélodie imprimée qu'il fallait harmoniser avec la basse d'un clavier cliquetant et les grands chocs furieux d'un chariot soprano.
Un jour, ils ont été trois : l'écrivain, la page, et la machine.
Rien n'avait changé.
Et pourtant tout avait changé.
L'écrivain ne caressait plus la muse en retaillant sa plume comme un Pierrot de lune.
La machine à écrire l'avait assis à son clavier, posté là comme un autre, dans l'immense atelier de la modernité.
Il ne pourrait plus jamais être un dieu,
celui qui peinait et tapait sur les touches à ressorts.
Et, au fond, cela lui était bien égal.
Peut-être même, au fond,
qu'il s'était mis à l'aimer,
sa muse mécanique,
sa mignonne Remington.
Un distributeur de billets transformé en téléphone portable - à moins que ce ne soit en arme. Une main géante qui ne donne qu'à ceux qui ont déjà...
Elles sont si souvent primitives, inquiétantes, insolentes, les images aberrantes qui rhabillent nos murs aux couleurs du factice.
L'étrange décor a fait remonter tout à l'heure à ma mémoire un souvenir depuis longtemps oublié.
C'était à la gare, il y a des années. Un groupe de jeunes Africains.
L'un après l'autre ils se photographiaient, souriant comme à Hollywood, devant le distributeur de billets.
On aurait cru qu'ils se tenaient devant la Tour Eiffel ou au mont Saint-Michel. Ou bien à Hollywood boulevard sur le pavé des stars.
Ils n'avaient pas de carte, bien sûr, aucun billet à espérer. Mais, pas rancuniers, et tout à fait joyeux, ils se prenaient en photo devant le distributeur. Exactement comme font les touristes. Pour ramener un "souvenir" des splendeurs qu'ils visitent sans y participer.
Le distributeur, ce dieu qui se tient bouche close à l'entrée de ses temples, et qui ne tend ses billets doux, toujours un peu froissés, qu'au petit nombre des élus qui savent écarter ses mâchoires, est-il vraiment devenu le Monument de notre monde ?
Vitrine d'un magasin d'antiquités - Paris
Quelquefois, ils reviennent.
Dans les rues de la ville ils se fraient un chemin.
Ils avancent égarés, marchent entre les immeubles, les camions, les vitrines. Sur les trottoirs d'asphalte ils cherchent les rivières, les soleils et les prés, et les nymphes aux yeux d'eau tout éclairés d'échos.
Ils voudraient nous parler des peuples d'animaux roulant comme des vagues dans les forêts vivantes, des ruisseaux qui riaient sous les doigts bleus du vent.
Ils pourraient raconter cette époque bruissante où chaque coquillage était, tout grelottant de perles et tout barbu d'écume, une Aphrodite nue, un Neptune en haillons. Où chaque île abritait de grands bouquets de dieux chantant comme des nids.
Quand les humains sentaient, dans les troncs qu'ils taillaient pour s'en faire des navires, cogner à bec d'oiseau leur propre coeur d'écorce. Quand les rocs médusés s'habillaient en sirènes avec des yeux de femmes et des corps de troupeaux.
Quand frissonnait encore sous les cordes des lyres le ventre des tortues, quand chaque nuit le ciel étendait en pêcheur les grands filets d'étoiles qui attachaient le monde.
Quand tout était en ordre et en métamorphose et qu'ils étaient les dieux.
Mais le bruit les journaux
Les nuages boueux
Sur les trottoirs gluants
Les autos recrachant
La fumée de nos vies
Et les foules hâtives
Au tourniquet des heures
Se pressent et les bousculent
Comme de vieux mendiants.
De leurs yeux un peu tristes
De loin ils nous regardent
Avant de disparaître
Dans un reflet qui passe.
"Ils" ont fini par enlever le papier. Ou un passant s'en est chargé. A moins que la pluie et le vent ne l'aient poussé au caniveau comme un papillon mort.
Délavé, abîmé, à vrai dire il ne payait plus ni de mine ni de mots, sur le vieux portail de métal.
J'avais pensé, naguère, ou peut-être jadis, à le photographier.
J'aimais bien le trouver au bord de mon chemin. Chaque jour, rue Clemenceau, près du portrait de cuivre étincelant du vieux Tigre défunt, il m'adressait son petit avertissement philosophique, mi-clin-d'oeil mi-ronchon.
Nous avons tellement l'habitude de croire que les choses sont ce que les mots nous disent qu'elles sont, qu'une phrase qui ne nous dit que ce qu'elles ne sont pas nous paraît aussitôt une énigme à résoudre.
Mais mon papier collé sur ce qui n'était pas une boîte à lettres se gardait bien de nous dire ce qu'elle était. Pas de solution pas de fin mot pas d'histoire.
Ceci n'est pas une pipe.
Ceci n'est pas une pomme.
Ceci n'est pas une boîte à lettres.
Ceci n'est pas une boîte à lettres mais ceci fut une boîte à lettres.
Ceci n'est pas un portail vert mais un portail repeint en vert que j'ai longtemps connu rouge.
Ceci n'est pas la vérité mais un papier collé et déjà arraché.
Ceci toujours se change en autre chose, et les mots qui voulaient se poser sur les choses, insectes épuisés, s'en vont plus loin tomber dans leur boîte à néant, et puis s'envolent encore, d'inlassable désir.
Nos vies bruissent de mots, nous ne sommes que mots. Mais le monde, vieillard sphinx et ronchon, sourd et muet qu'il est, ne connaît rien des mots qui voudraient tout connaître.
Quand j'ai pris hier cette photo, j'ai d'abord eu un doute : étions-nous bien en 2014 ? Et si le temps s'était immobilisé en 2004 ? Et si cette affichette avait été clouée sur l'aiguille rouillée des années arrêtées ?
Un doute, léger frisson... J'ai relu le papier oublié sur la porte bien close :
"Fermeture définitive de la boutique le 31 décembre 2004".
C'était donc ainsi... il y avait dix ans que la boutique dormait là, figée dans son linceul de poussière... En vain la rue vivante reflétait sur la vitre ses lumières et ses séductions toujours renouvelées : le vieil étal endormi refusait de rouvrir ses yeux las. Et les trésors pâlis d'un passé mort attendaient dans le gris, spectres poudreux s'effaçant peu à peu.
N'en va-t-il pas de même de nos mémoires ? On voudrait arrêter le temps, en figer l'éclat bref derrière une vitre éternelle, mais la poussière des heures tombe lentement sur la vie comme une neige grise, recouvrant le passé qui s'éteint, tout doucement, tandis que l'ombre vient.
On peut voir en ce moment à la médiathèque Jacques Demy de Nantes une très intéressante exposition de dessins et lavis d'Olga Boldyreff. L'artiste y évoque les romans de Dostoïevski à travers une série de vues de la ville moderne de Saint-Pétersbourg, où elle a suivi patiemment le parcours de l'écrivain et de ses héros.
Au milieu de ces vues, somme toute assez classiques, une oeuvre étrange et tout à fait remarquable surprend soudain le spectateur : ce "Manteau" dérisoire et immense, sombre et long comme un spectre se dressant dans l'hiver.
Ce manteau n'appartient pas à Dostoïevski, me direz-vous, puisqu'il est celui de Gogol et de son Akaki Akakievitch. Pourtant, il est partout, ce manteau, dans le destin des personnages de Dostoïevski, il habille toutes les détresses, toutes les rêveries et toutes les révoltes de son univers. Il est, à vrai dire, l'âme même de Saint-Pétersbourg, fantastique et brumeuse cité de beauté, de douleur et de littérature.
Sur le mur, comme il se doit, le manteau projette deux ombres - une ombre pour ce monde, et une ombre pour l'autre. Une ombre pour l'humiliation et une ombre pour l'immensité. Une ombre pour la misère et une ombre pour l'éternité.
A ses pieds d'incorporelle étoffe, j'ai admiré cette pelote de fil doré :
Fil serré du destin, fil doré du désir.
Fil sans fin du récit qui brode à l'or des mots
la trame grise et noire des pauvres vies humaines.
Et qui s'en va tissant, araignée pénélope,
sa toile et sa pelote à faire rouler les mondes.
Le Fil, ai-je pensé. Le Fil. il fallait bien que quelqu'un songe un jour à le rembobiner, et à le poser quelque part, en équilibre au bord d'une ombre. C'est pour qu'il roule encore, qu'il roule comme un chat, parmi les nuits trop blanches et les fantômes noirs, son or léger de laine à tout raccommoder.
— ... Ma mère ? Ma mère... Je ne l'ai vue qu'une fois... J'ai dû vous l'expliquer déjà, je suis un enfant abandonné.
J'ai été placé, replacé, déplacé, comme il arrive si souvent, avant d'être enfin élevé dans une famille aimante, un e famille d'accueil, comme on dit, une merveilleuse famille d'accueil – ma famille, qui a obtenu par la suite le droit de m'adopter, et qui m'a donné son nom.
J'ai eu de la chance, au fond. Beaucoup de chance.
Quant à mes origines... longtemps, je ne m'en suis pas soucié. [...]
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