Que lui avait-il donc confié, à cette boîte jaune, celui qui avait écrit en partant, sur la paroi de métal, le mot léger qui faisait palpiter son coeur ? Quelles promesses d'amour, quels timides murmures, quelle ardente demande, quelle supplique folle à écarter les ombres, à soulever les grilles ?
"On a gardé le cadre d'une boucherie chevaline pour vendre des bijoux. Elle a belle allure, cette mosaïque sur fond beige, le cheval rouge dressé sur ses jambes arrière, piaffant, crinière et queue si noires. L'inscription "Achat de chevaux" juste au-dessus tempère un peu cette pétulance. [...] Beaucoup de matière, et la peinture tout autour sur les boiseries n'est plus qu'un rouge chaud, sans rapport avec le sang."
(Philippe Delerm, Traces, photographies de Martine Delerm)
Quand je l'ai vu debout, rouge et royal, sous l'or des réverbères, des phares et des vitrines, je l'ai aussitôt reconnu : non seulement je l'avais déjà vu, mais je l'avais déjà lu, ce beau cheval de mosaïque qui refuse la mort et qui défie le temps.
C'était dans le livre de Philippe et Martine Delerm, Traces. Le texte s'appelait "Boucherie cadeaux", et la photo, prise en plein jour, était étrangement cadrée, brisant après le V l'inscription de l'enseigne, pour qu'on ne puisse lire, du mot CHEVAUX, que son inachevé début.
Dans la boutique engrillagée on ne vendait plus des bijoux, mais de simples chaussettes. Et ce grand cheval écarlate, avec sa crinière noire et ses muscles ombrés, m'est apparu, par cette nuit d'été flambante, comme un bel antique orgueilleux et guerrier, suant le sang et la boue des combats. C'était le même, c'était déjà un autre.
Ainsi vont les images et ainsi vont les livres, ainsi vont les boutiques, et ainsi vont les mots : au grand galop, d'une heure à l'autre et d'un esprit à l'autre, refusant de finir, toujours inachevés, recréant les chemins, brouillant toutes les traces et soulevant les grilles, et se cabrant toujours, pour repartir encore. Ne s'arrêtant que pour mourir, et ne vivant que de bondir toujours plus loin qu'eux-mêmes, dans les cercles du temps et les traces des jours.
Provins - Collégiale Saint-Quiriace
L'architecte a pensé l'édifice et dressé les piliers - hauts et droits, ils s'en vont vers le ciel.
Mais en bas, sous la voûte, dans les recoins pleins d'ombre, ça grimace et ça grince, ça mord, ça erre, ça meurt. Angoisse, haine et détresse, qui rongent et qui grignotent le long frein de misère. C'est hideux, douloureux, si laid, très pitoyable, et tout à fait terrestre.
L'architecte n'y prend pas garde. Il réfléchit plus haut.
Est-ce que cela importe, ce qui se grogne là, à celui qui bâtit la demeure éternelle, étirant sur les plans ses colonnes grandioses, méditant l'édifice en toute perfection pour que le ciel s'y pose?
Et puis vient l'artisan, l'humble ouvrier, aux mains salies, au dos ployé, qui modèle le grès comme il dessinerait ses os. Travaillant et peinant, il sculpte, sans y penser, près des piliers célestes, les visages effarés de la terre, les faces de boue grise, cette glaise d'en bas, plus dure que le rocher, qui soutient les chefs-d'oeuvre et les nobles élans.
Et tout est dit alors, tout s'écrit dans la pierre.
J'ai beaucoup aimé, à Barbizon, ces naïves mosaïques accrochées aux murs des maisons, qui reconstituent les tableaux les plus célèbres des peintres venus jadis dans ce village, riches de leurs seules idées échevelées et de leurs barbes de bison, inventer le chevaletde plein air et refonder la peinture toute entière.
Ces oeuvres si anciennes aujourd'hui, et bien souvent assombries par le temps et la quiétude compassée des musées, ainsi exposées dans la rue au soleil et aux pluies, dans leur cadre de vignes, de roses et de pierres moussues, paraissent vivre en voisines, du côté de chez Picassiette, au grand jardin des simples et de tous les humains.
Et puis ces petits cubes de faïence colorée, avec leur allure pointilliste, leur faux air de Signac et leur penchant vers Van Gogh, nous rappellent que c'est là, vraiment là, dans l'atelier de Millet, ou à l'auberge Ganne, que la peinture moderne est née, ardente, insoucieuse et nécessaire, comme un bel enfant grandissant vers l'avenir, du vieux monde des règles et des préjugés auquel le romantisme avait donné le premier coup de pied.
On marche, on flâne, à Barbizon, et on se dit en passant qu'il s'en est fallu de bien peu que tout cela n'existe pas - de quelques rocs de moins dans la forêt de Fontainebleau, de quelques étés sombres et pluvieux, d'un père Ganne un peu avare qui aurait réclamé qu'on le paie en bon argent, ou de quelques barbes moins indisciplinées. De bien peu. Comme tout ce qui importe vraiment.