"Voyons voir"... j'ai lu cela rue Belle-Image... et j'ai pensé : "Que voilà une expression qui me plaît !... voyons voir... voyons voir pourquoi..."
Il y a tant dans ce redoublement du verbe, dans ce bégaiement des mots qui tournent sur eux-mêmes et se regardent voir... la lenteur de celui qui réfléchit, qui va son petit bonhomme de chemin, la curiosité calme du passant qui fait tout doucement son parcours de vivant, en ouvrant bien les yeux, sans se presser... oui, on le voit - voyons voir... - ajuster ses lunettes, mettre ses mains en visière, s'approcher, tourner autour, passer devant, et puis derrière, s'éloigner, revenir, étudier, chercher l'angle juste, le pli profond ou l'étrange recoin.
Voyons voir... car il est si important de voir, et de savoir voir, en ce monde éphémère et tout bruissant d'images, de belles et de laides images, de plates et fortes images, et de tant de passages... alors on le dit deux fois plutôt qu'une, on laisse un peu traîner les mots, voyons voir... et tout en parlant on se penche pour observer les dessus, les dessous, les à côtés, les petits riens, les ombres et les bosses, les coins de lumière et les parties rouillées, toutes les faces de la chose ou de l'idée qu'on a ramassée, recueillie ou cherchée dans ce grand fouillis, et qu'on soupèse et qu'on palpe, et qu'on essaie, qu'on réessaie... voyons voir...
Voyons voir... et qui sait si nous ne verrons pas au bout du compte tout à fait autre chose que ce que nous avions d'abord cru voir ?... voyons voir... qui sait ce que nous réserve le monde, quand nous venons à lui d'un pas tranquille, quand nous nous approchons, que nous lui sourions, que nous faisons route lente avec lui, sans admiration, sans dégoût, sans effroi, juste comme ça, pour le plaisir, et que nous prononçons sans hâte, dans cet impératif qui ne donne pas d'ordre, mais rien qu'un peu d'élan, un conseil brave d'amitié, - ou qui peut-être est simplement une question qui s'ouvre : " Voyons voir... " ?
(capture d'écran - de piètre qualité - des pages 62 et 63 de la version numérisée du manuscrit de la Cité de Dieu - à retrouver en suivant ce lien : http://www1.arkhenum.fr/images/bm_nantes_ms/images/oeb/ms181/ )
Le manuscrit du XVe siècle, relié de velours rouge, tout semé d'or, bruissant de fleurs délicates, de bêtes allégoriques et de remparts dentelés, qui veille ici, dans une chambre forte de la bibliothèque municipale, n'est pas seulement l'un des plus beaux ouvrages enluminés du XVe siècle, il est aussi l'un des plus mystérieux. Il contient en effet un secret : l’une des pages, la soixante-deuxième, est vide.
Sur le parchemin transparaissent le texte et l'enluminure de la page précédente, et dans cette transparence s'annonce la splendeur colorée de la page suivante. Mais, au milieu de tout ce plein, la page 62 reste, elle, obstinément vide. C'est étrange, voyez-vous, car ces ouvrages anciens fuient par dessus tout le "blanc", et remplissent de mots et d'images tous les espaces. Les erreurs mêmes sont rebrodées et couvertes d'or fin, sur la tapisserie savante que trace chaque page, et toute brisure et tout silence se comblent de beauté, dans le travail patient des moines qui donnent à lire le monde dans tout son ordre et sa délicate harmonie.
Ainsi, ce vide surprenant de la page 62, cet espace silencieux laissé dans la Cité de Dieu, nous ne pouvons guère le comprendre que comme une décision des copistes de l'atelier - décision prise après une erreur peut-être, mais décision tout de même et choix délibéré.
Peut-être ont-ils voulu nous dire qu'il faut, pour que le monde soit vraiment parfait et divin, un petit pan d'incompréhensible imperfection et de parchemin rêche - comme il faut des gargouilles à la plus belle cathédrale. Ou bien peut-être, au contraire, en abandonnant cette page à sa rudesse de peau de bête, et notre esprit inquiet à ses interrogations humaines et sans réponses, ont-ils voulu imiter ces sculpteurs qui laissent dans les temples les plus raffinés un rang de pierre mal ébauchée pour que les hommes sachent que jamais leur ouvrage n'égalera celui de l'unique Créateur.
Je ne sais pas...
Mais je crois, je crois vraiment, que tous les livres devraient être semblables à ce manuscrit : bruissants et colorés en apparence, splendides et riches de leurs paroles accumulées, et pourtant renfermés au-dedans sur leur secret - sur cette page blanche au milieu des autres, cette page oubliée dans son coin de silence, pleine de mots qu'on ne voit pas, mais qui se tiennent prêts dans l'ombre à surgir bien plus tard avec leurs brassées de questions - comme un jardin d'hiver où les fleurs et les bêtes blanches, couchés dans leurs linceuls de brume, tracent d'un frisson d'aile les chemins inconnus des mondes à venir.
Deux fois par an, à la foire de printemps et à la foire d'automne, on la voit revenir sur le cours Saint-André. La grande roue tourne doucement, sans cesse, de la terre au ciel et du ciel à la terre, chargée de voyageurs qu'on devine sans les voir. Jamais elle ne s'arrête, il semble que son mécanisme compliqué ait le repos en horreur, et la nuit même, quand tous les visiteurs sont repartis, on la voit tourner et tourner encore, très lentement, presque imperceptiblement, comme un astre.
Et chaque année - cela ne peut qu'être exprès - elle revient se poser au même endroit, derrière la statue de Louis XVI.
C'est, comme à Londres, l'Oeil de la ville - ou plutôt, puisque nous sommes à Nantes, disons que c'est, de tous les yeux de la ville, le plus largement ouvert.
Au Jardin des plantes que je traverse si souvent, et toujours avec tant de bonheur, j'ai rencontré, cet après-midi, cette île merveilleuse. Elle s'abreuvait de bruine douce, et, de ses doigts très légers de feuilles mortes, le vent d'octobre l'ébouriffait un peu.
Un petit écriteau trempé, caché parmi les fleurs, expliquait aux passants que "B.B." était l'un des jardiniers, et qu'il allait partir à la retraite à la fin de ce mois après des décennies de labeur. Ses collègues lui dédiaient ce parterre d'automne, et cette haute tenture de feuilles qu'ils avaient brodée de ses initiales.
... On l'appelait B.B., il ne s'en formalisait pas, même sans doute cela lui plaisait bien, ce petit nom d'enfant, ainsi peut-être il n'avait pas vu venir la vieillesse, il ne s'était jamais bien avisé qu'un jour ces deux lettres voudraient dire "bye-bye".
Une vie au jardin. Tant de fatigue, et tant d'amis aussi.
Il m'a semblé brusquement que cet homme, là-bas, qui serrait ses deux mains contre ses reins comme le font ceux qui se sont trop courbés et qui souffrent du dos, que ce vieil homme qui s'éloignait, d'un pas très lent, sur le chemin gris de pluie semé de feuilles mortes, c'était lui, B.B., qui s'en allait, tout seul.
"Nana", pastel de Paule Buisson
pour Ivan et Florence
Cette petite fille, cette toute petite fille aux amulettes, c'est Nana.
Elle était venue de très loin jusqu'à nous.
Trois grains de verre et douze rangs de nattes pour affronter le mal. Un peu de sable du Niger au fond de ses yeux sombres. Et un grand coeur d'enfant qu'il a fallu ouvrir, un coeur tremblant qui ne savait plus battre.
Lorsqu'elle est arrivée en France, elle était si légère. Un brin de paille brune dans les grands bras qui la portaient.
C'était l'hiver, elle était presque mourante et il neigeait, pourtant elle souriait à tout.
Elle est repartie, guérie, avec le printemps qui devait l'emporter, petit oiseau d'un autre continent, riant au soleil revenu.
Maintenant son sourire nous manque mais nous savons qu'elle vivra.
Et surtout nous savons que l'on peut dire beaucoup de choses avec deux lettres, et que dans ce simple, très simple mot, "Nana", il y a toute la force de la vie, la beauté de la solidarité humaine, et la douceur de l'espérance.
Il était tôt dans l'après-midi, les boutiques des forains ouvraient à peine.
On s'ennuyait un peu sur le Cours Saint-Pierre où se rassemblaient lentement des groupes de jeunes encore clairsemés.
Au comptoir de "Nougats Sucettes", j'ai vu cette jeune fille dont la robe tendre avait pris les belles couleurs acidulées des lettres de l'enseigne et les plis ronds du cornet de glace. Tout cela était solide et sucré, calme et fraîchement installé dans le bonheur de vivre - comme la douce gourmandise au coeur de nos désirs.
Cette île en moi
Anneau de paille
Et nid de feuilles
Souche au bois mort
Et table sous la lampe
Foyer qui tremble
Et charbon qui brasille
Grappe de larmes
Et grain de joie.
Cette île en moi
Où je me pose à l'ancre
Minuscule incertaine
Jamais notée sur les cartes du monde
J'y nais comme j'y meurs
J'y tourne comme un arbre
Au voyage du temps.
Cette île en moi
Ce peu de terre que je serre dans mon poing
Ce peu de sable où rôde la rivière
Ce peu de roche où retenir mon âme
Ce peu de sources qui s’en va vers mon cœur
Tout mon royaume.
"tes yeux sont comme cette fleur-là "
(Guillaume Apollinaire)
Aux racines de l'arbre dépouillé par le vent
serpente le colchique aux yeux de lilas tendre.
Aux splendeurs de l'automne se meurt le bel été
et ses mains chargées d'or sont nos trésors perdus.
Automne compagnon de nos jours qui s'en vont
tes fleurs font sous nos pas de grands chemins de ronde,
et des brassées de fruits pourrissent dans nos vies
qui longtemps dédaignèrent de vendanger les heures.
un oiseau tourne au ciel c'est une feuille
blanche
qu'emporte le soir gris.
Colchique ton poison c'est la mélancolie.
Que l'enfer nous attende au bout de la rue, n'en doutez pas.
Quant au paradis, il nous attend lui aussi...
A l'autre bout...
Et le monde est entre les deux, le monde entier, et la vie qui frémit, toute la vie, avec ses arbres et ses rivières, avec ses maisons et ses rues, ses promesses et ses deuils, et ses enfants qui rêvent et ses amants qui pleurent. Et vous qui allez, tout simplement, vous qui marchez les yeux ouverts - dans ce monde où tout vibre, dans ce monde où tout crie, vous qui avez sur terre un petit bout de route à faire, une ou deux rues à traverser peut-être, un voyage si bref, et pourtant si étrange,
ne passez pas
sans regarder
votre mince chemin
de vivant.
Sous ce balcon très nantais, très dix-huitième siècle français, de la vieille place du Bouffay, le mot Indochine rappelait aux passants cette évidence passée depuis longtemps en proverbe : le monde est petit. Très petit, très vieux, et très fatigué aussi. Sur le rideau de fer qu'on avait tiré pour la nuit, il avançait lourdement, étrange animal, au maillot bleu d'océan rayé de latitudes et de longitudes, percé de continents étroits comme des hublots, d'où émergeaient une foule de têtes et de regards globuleux, une jambe, une trompe d'éléphant, un petit poisson dans le bec d'un canard, une corne de brume, une cheminée de paquebot, même un nez gogolien, un index tatoué cherchant une dernière page à tourner, et un roi prisonnier derrière des barreaux- sic transit gloria mundi. Une souris verte que ces messieurs d'en-haut avaient laissé tomber dans le vide courait derrière l'étonnant charroi, espérant, absurdement, remonter à bord.
Pauvre hère, bête de somme surchargée, brinquebalante et affolée, épuisée. Ventre rond trop fécond, sans fin distendu et transpercé par ses enfants. Avançant pourtant, en mère Courage qui ne sait que continuer, sous son fardeau désordonné.
Elle est bien petite, elle est bien lasse, cette planète, lourde de tant de vies, de milliards de vies qui se ressemblent, qui se rassemblent, qui se bousculent, qui se rejoignent toutes et qui pourtant s'agitent en solitaires, vides et avides, au risque de crever la bête qui les porte.
Elle trotte comme elle peut, pauvre bête, bleue comme une orange abîmée, comme un rêve trop mûr, dans la nuit gris de fer, sonnant parfois l'alarme, sans qu'on l'entende, sur sa corne de brume.
A petits pas dans l'univers, avançant toujours malgré tout, vaillante, dans le grand vacarme de son corps fatigué.