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Librairies

Publié le par Carole

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         Reflets dans la vitrine de la librairie Durance à Nantes - Place Fernand Soil 
 
 
Plus que les livres encore, j'aime les librairies. Toutes les librairies. Les vieilles vastes librairies hautes comme des tours, aux escaliers qui tournent. Les jeunes librairies à l'étroite vitrine. Les boutiques d'ancien emplies de vieux ouvrages aux pages acidifiées. Même les librairies des gares et des petites villes, où les livres surgissent comme de doux parterres dans les sous-bois criards encombrés de magazines et de journaux, de jouets, de bonbons, de crayons et de cartes postales.
 
J'aime les librairies.
Pour la lumière heureuse qui veille sous les lampes.
Pour ce qui tremble de ciel et de printemps dans l'ombre qui s'y pose.
Pour la calme rumeur qui nous vient là de loin.
Pour les étagères minces ployées par la poussée des mots.
Pour les volumes inégaux qui toujours penchent et qui toujours s'épaulent.
Pour la poussière qui danse dans le temps qui s'arrête, quand glisse par la vitre un rayon de soleil.
 
Aux grands jardins que cultivent pour nous les libraires, les livres vivent et grandissent en paix. Ils poussent leurs racines jusqu'à nos vies qui passent. Ils nous attendent avec patience comme de vieux amis, nous prennent sous le bras et nous parlent tout bas. Parfois ils dorment un peu sur leur banc poussiéreux, et nous les réveillons. Nous dessinons vers eux nos chemins sinueux, entre les piles et les cartons, et nous allons si loin dans les allées étroites qu'aucun explorateur jamais ne saura dessiner la carte du voyage.
Partout, aux  tables et sur les étagères, on cause et on bavarde, insoucieux des hiérarchies, des distances et des temps, oublieux des conflits, des incompréhensions, de la mort et de la douleur. Victor Hugo voisine avec San Antonio, Confucius cousine avec Karl Marx, Pascal converse avec Delly et avec Jack Kerouac. Dans leur coin de silence, Charles Baudelaire et Tomas Tranströmer écoutent et se sourient. 
Et c'est comme d'être au café en terrasse au milieu de la rue qui s'agite - un clair moment de paix dans un monde réconcilié.

Publié dans Fables

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Oribl

Publié le par Carole

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"L'homme habite en poète sur cette terre." (Hölderlin)
 
Oribl, je l'avais souvent vu, à vrai dire, sur les murs de la ville.
Et voilà que je l'ai retrouvé acrobate, à quelques centaines de mètres du Passage, un peu plus loin, un peu plus haut aussi dans la ville, sur ce toit de la rue du Chapeau rouge.
 
Il avait posé, cette fois, son orible patte dans l'encre de couleur, et avait dessiné, sur les ardoises un peu moussues, un peu rouillées, de hautes lettres jaunes solidement cerclées de bleu, que ponctuaient de sauvages et léopardines taches blanches.
La flèche, qui accompagne partout son nom tête basse, osait cette fois s'élever vers le ciel, rouge comme une aurore - haute et forte comme la fusée de Michel Ardan.
 
 
J'ai imaginé Oribl se hissant la nuit jusqu'à ce toit avec son sac à dos rempli de bombes -à peinture-, puis, accroché comme un lynx à la gouttière fragile et glissante, s'appliquant lentement à former les lettres, à bombarder, couleur après couleur, la peau de reptile humide des ardoises.
De longues minutes, des heures peut-être, il était resté là au-dessus du vide. Ses jambes crispées s'engourdissaient, ses doigts se raidissaient, son corps glissait d'angoisse et de fatigue, il poursuivait, obstiné. A l'aube, je l'ai vu redescendre, épuisé, le long du tuyau crevé de la vieille gouttière, reprendre dos voûté sa marche anonyme, dans la ville où soufflait le vent gris crachin des jours pauvres de ciel.
 
Je me suis demandée ce qui l'avait porté tout ce temps, là-haut, grelottant de froid, tremblant de peur aussi. Pourquoi il s'était acharné en fanatique à poser ce nom immense et flamboyant comme l'enfer sous la flèche de Saint-Nicolas. A accomplir un bel exploit pour proclamer la laideur. A être, comme un démon, somptueusement, au-dessus de notre terreur et de nos certitudes, au-delà de nos vies fermées par la peur et la banalité, de toute sa vigueur insolente, Oribl.
Je l'ai imaginé très jeune et en colère, très pauvre et relégué, furieux de toutes ses forces inemployées.
Ou bien déjà adulte, employé à de ternes besognes, saisi de cette rage qui tord les coeurs comme un dernier incendie du couchant, dans ce moment ultime où les gagne déjà le froid de la résignation.
 
 
Oribl, jeune héraut de la laideur, du mépris ardent, et de l'impudence hautaine, je crois maintenant te connaître, ou plutôt te reconnaître.
Je te le dis, Oribl, ne va pas croire que ton existence tienne toute entière sur ce toit, dans l'ombre et le danger. Quand les pluies auront lavé la peinture et lessivé ton cri, tu auras oublié ta rage et ta fureur. Tu prendras ton envol, apaisé, dans le ciel serein qui se lèvera enfin, ta vie aura sa place au milieu des nôtres. Ce sera une vie ordinaire, sans doute, pauvre peut-être, et difficile - mais tu la feras tienne et tu l'habiteras. Peut-être même sauras-tu l'habiter en poète. Alors, sur la porte entrouverte au bonheur, avant de vieillir comme un autre, tu mettras ton nom d'homme.

Publié dans Nantes

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Rapacité

Publié le par Carole

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 Nantes - Fresque "rapacité" - rue Corneille
 
 
Rapacité, tu n'es pas un vautour, car tu changes en charogne tout ce que tu effleures.
Rapacité, tu n'es pas un hibou, car dans la nuit tu ne traces aucun chemin.
Rapacité, tu n'es pas même une harpie, car aucun dieu ne te conduit.
Rapacité, tu n'es pas de l'espèce des rapaces, amis du vent, des arbres et des rochers, toi qui ne vis et ne prospères que chez les hommes oublieux des vieilles lois de la terre et du ciel.
 
 
Rapacité, tu as d'abord doucement cogné du bec à notre porte, et nous t'avons laissée entrer - comme nous aurions laissé entrer notre ombre.
Quand tu as fait ton nid sur nos corps glacés, nous avons cru à ta chaleur.
Tu nous as parlé de profit, nous avons entendu progrès, des deux mains nous avons signé.
Tu as dit que le bonheur était une lourde charge, qu'il nous empêcherait de voler comme toi, alors, lâches enfants de Dédale, nous avons affûté tes serres pour que tu nous saisisses et que tu nous évides avant de nous jeter au vent.
 
Voilà que tu t'apprêtes à gratter notre espoir jusqu'à l'os. A fouiller dans nos âmes ce qui reste de vie. A épuiser les sources de l'enfance, à digérer tous nos soleils. Et nous arrachons lentement, pour t'en donner la chair déjà pourrie, nos coeurs qui palpitent encore de désir - pour toi.
 
Rapacité, le plus grand de tes crimes est de te faire aimer de ceux que tu dévores.

Publié dans Nantes

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Reflets dans un oeil bleu

Publié le par Carole

l'oeil de la rue du Calvaire
 
Cet oeil grand ouvert sur la ville, qui opacifie une fenêtre de la rue de Feltre, m'a émerveillée. Fermé sur l'intérieur de l'immeuble et la vie qui s'y cache, avidement ouvert sur l'extérieur  - rayonnant et pourtant fardé, il est vraiment humain.
Avant de venir à Nantes, je n'avais jamais vu une ville aussi peuplée de visages. Quand nous passons, elle nous regarde de tous ses yeux.

Publié dans Nantes

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Une vigne... et un artiste

Publié le par Carole

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- Jean-Claude Vincent - "Vigne toscane" - http://jc.vincent.over-blog.com/article-les-yeux-de-carole-chollet-buisson-comme-une-vigne-douce-105107566.html#.T7GDK-h1A_c

 

 

Comme une vigne douce aux mains du vigneron,

Comme un fruit grandissant sous le ciel de l’automne,

Comme un raisin portant tous les vins à venir,

Comme un rêve de lumière enfanté par la terre,

 

J’ai vu mûrir une œuvre.

 

Dans l’effort patient de l’homme

Etendant sur la feuille l’ombre et l’or de ses mines,

Lentement absorbant tous les sucs de la vie,

L’éclat des heures, la profondeur des souvenirs,

 

Elle a grandi, s’est éployée,

Est venue jusqu’à nous,

Grappe chargée de tout son poids de songes,

De deuil, d’amour et d’espérance.

 

 

Et c’était comme une promesse

Tenue comme une note pure,

Dans l’harmonie du monde,

Comme une parole donnée

Au soleil et aux hommes :

 

Le clair mystère de l’art

Transmuant la matière.

 

 

Amis de SCALP, j'ai voulu aujourd'hui vous présenter le travail d'un dessinateur de très grand talent, que beaucoup d'entre vous connaissent sans doute déjà  : Jean-Claude Vincent.

Sa nouvelle oeuvre , "Vigne toscane", vient de paraître sur son blog, et c'est pour saluer cette parution que j'ai écrit "Comme une vigne douce", un poème où j'évoque non seulement l'oeuvre finalement proposée au public, mais aussi sa lente maturation - dont j'ai pu suivre chaque étape.

 

Je vous rappelle le lien :  http://jc.vincent.over-blog.com/article-les-yeux-de-carole-chollet-buisson-comme-une-vigne-douce-105107566.html#.T7GDK-h1A_c

 

et je vous invite à découvrir chez Jean-Claude lui-même cette vigne, lentement mûrie par le crayon et la sensibilité d'un artiste précis et délicat, maître des ombres et des lumières, dont le réalisme étonnant sait faire naître le rêve.

 

Une dernière chose : Jean-Claude me fait bien trop de compliments dans son article, ne croyez pas tout ce qu'il dit de moi, mais pensez à admirer son chef-d'oeuvre, et à aller voir l'ensemble de son blog, qui est remarquable.

 

Publié dans Divers

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Narcisse

Publié le par Carole

reflet - statue jardin des plantes modifié le 18-12
Nantes - Jardin des Plantes - Statue dite de la "femme qui tient son enfant dans les bras"
 
 
Au Jardin, une statue de femme se mire dans l'eau d'un bassin bordé d'iris.
Elle tient dans ses bras un enfant.
Mais elle a oublié, entièrement oublié cet enfant, qui va tomber peut-être, et se noyer, disparaître, on le pressent, sous la poussée de l'amour tout-puissant qui l'a chassé du coeur fasciné de sa mère. Penchée sur l'eau, dans l'admiration de sa propre beauté, la femme reste là, figée, mère indigne, disparue à tout. Merveilleuse amoureuse passionnée d'elle-même : Narcisse.
 
La femme Narcisse était assise dans le tramway l'autre jour. C'était elle, ma statue, une jeune fille cette fois, qui tenait un miroir de poche. Indifférente à tout, ne voyant personne autour d'elle, saisie par sa propre beauté au miroir, elle rectifiait une mèche, corrigeait le cerne noir de ses yeux, lissait ses joues de poudre tendre, repeignait ses lèvres en rose, avec un soin fascinant, une passion touchante. Cela dura tout le temps de son trajet, dans le tramway cahotant et bondé, jusqu'au terminus. Penchée sur son image, immobile et morte au monde, elle était absorbée dans l'amour d'elle-même avec tant de force et de certitude que la regarder était aussi bouleversant que de rencontrer un couple de vrais amoureux, main dans la main. Car Narcisse s'aime d'un amour pur, absolu, parfait, qui vaut tous les amours.
 
Les Fables sont écrites partout dans la Ville, au Jardin comme sur les sièges durs du tramway. Elles sont si anciennes. Bien décidées à ne jamais disparaître, à renaître toujours, partout, toujours nouvelles, inscrites dans les pierres sculptées, vivantes dans ces pierres vives que sont les hommes. Dans sa grande rumeur bavarde d'humanité, la Ville est la plus remarquable, la plus prodigue des fabulistes. - Un livre inépuisable.

Publié dans Nantes

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Un regard de Claude Cahun

Publié le par Carole

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"Les yeux de Robert Desnos. Je les revois... profondément glauques sous un ciel plombé... Océan à la calme surface duquel flotteraient des algues et fleuriraient des huîtres butinées par un essaim d'étoiles." (Claude Cahun)
 
 
Les yeux de la photographe Claude Cahun se sont posés sur moi.
C'était au parc de Procé où Violaine Dejoie-Robin les a dessinés sur un filet de pêcheur, puis cousus comme un canevas, à gros points bleus de nuit roussis d'algues et d'étoiles.
Sur l'eau calme d'un minuscule étang, Claude Cahun ouvrait des yeux sombres et profonds, semblables à ces taches de Rohrschach où se lisent tous les maux d'une âme. Le vent très vif faisait palpiter comme un rideau de scène le clair tissu de son regard. Et dans le vaste filet de ces yeux qui avaient photographié ceux de Robert Desnos, venaient se prendre, indécises civelles, tous les reflets, toutes les ombres du vieux parc.
 
J'ai toujours aimé Claude Cahun, cet être tourmenté dont les autoportraits innombrables ont multiplié l'image incertaine.
Femme qui voulait vivre en homme et prit ce nom de Claude.
Provinciale qui ne voulait être d'aucun lieu et mourut sur une île.
Artiste de toutes les illusions qui ne savait à laquelle vouer son âme au diable.
Soldat sans nom de toutes les révoltes qui se donna si fièrement le nom du vieux Caïn.
Nièce de Marcel Schwob quand il s'embarqua vers les Samoa comme on va vers la mort.
 
Non loin de ce coin de parc où elle ouvrait dans la pénombre ses prunelles marines où passait tout le ciel, j'ai remarqué un arbre. Un vieux chêne à l'écorce soufflée comme un noeud de racines, qui avait de grands beaux yeux de bois, brillants et clairs comme la peau nue d'un crâne, partout où pour le tailler on avait porté autrefois la hache.

Tant de regards si purs, si lointains et si drus, tant de regards voyants sont nés de profondes blessures.
 
                                                     ______________________________
 
Pour prolonger :
http://www.up.univ-nantes.fr/1330417191707/0/fiche___actualite/&RH=1228238620935
 http://nantes-actu.info/content/claude-cahun-cette-grande-po%C3%A9tesse-de-louest
http://www.jeudepaume.org/index.php?page=article&idArt=1397&lieu=1
http://carpewebem.fr/retrospective-claude-cahun-au-jeu-de-paume/

Publié dans Nantes

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Un regard d'André Breton

Publié le par Carole

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"Nantes, d'où peuvent encore me venir des amis, Nantes où j'ai aimé un parc : le parc de Procé." (André Breton, Nadja)
"La Beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas." (André Breton, Nadja, derniers mots)
 
 
Le regard d'André Breton, je l'ai croisé un peu plus loin, sous le pin gigantesque qui couronne l'immense pelouse couverte de pâquerettes...
Promeneur de Procé, Violaine Dejoie t'avait convié, toi aussi. Et tes yeux découpés en feuilles de fougère, ouverts aux aurores et aux vents comme ceux de Nadja, s'étaient posés à leur tour sur le filet du pêcheur, pour tisser - trame de lumière sur chaîne d'ombre - la tapisserie légère qui orne cette saison les murs de ciel et d'arbres du vieux parc que tu as aimé
 
Dans l'obscurité où se tiennent sévèrement les grands hommes, dans la pénombre qui fige après leur mort les imprudents auteurs de manifestes, ton regard agité par la brise de mai s'ouvrait tout pensif sur la joie insouciante d'un après-midi de soleil.
 
Ce n'était certes pas Nadja, encore moins l'Amour fou, que lisait, devant toi, la jeune fille couchée dans l'herbe, c'était seulement un roman de Marc Lévy.
 
Mais toi, le dieu sévère, tu ne t'es pas emporté, tu ne t'es pas même offusqué. Il me semble même que j'ai vu luire, au fond de tes prunelles où battait comme un coeur d'homme l'aile de colombe de l'espoir immense, un bon sourire de printemps et de brise douce.
Toi, le pape redouté des surréalistes, dans ce parc heureux empli d'enfants et de flâneurs du dimanche, je t'ai vu poser tes yeux, avec indulgence, pour la première fois, sur le monde réel - celui où la beauté est si rarement convulsive, et où pourtant elle est.
 
Je te salue, regard d'André Breton enfin devenu lui-même.

Publié dans Nantes

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Un oiseau dans la ville

Publié le par Carole

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C'était l'un des plus modestes étals parmi ces humbles stands que tiennent, sur le pavé et sous la pluie, les vendeurs africains du square La Pérouse.
Près des chèches très ordinaires accrochés aux poteaux rouillés, devant les sacs et les porte-monnaie de cuir, un bel oiseau soyeux s'était posé tout doucement sur une barre de fer, comme sur une branche. Dans ce jour gris de mauvais temps, le vent gonflait son aile de coton. Et devant lui il regardait, de son oeil doux comme la nostalgie, on ne savait quoi de beau, de vif et de déjà enfui, qu'il aurait voulu embrasser de son bec.
 
Oiseau d'ici venu de loin, oiseau d'ailleurs et de toujours, enfant léger et coloré d'une forêt de feuilles, passant du ciel et des nuages, assoiffé de toute rivière. 
Oiseau dont les pattes sont comme des brindilles, dont le ventre est comme un fruit mûr, dont l'aile est comme un automne, et dont l'oeil est la goutte froidie de pluie où dansent les reflets des soleils disparus.
Oiseau veillant sur le granit et le ciment, oiseau niché dans la rouille et dans la misère.
Oiseau qui ne chante plus, oiseau attendant sans rien dire l'heure de l'envol immense.
Oiseau migrateur, oiseau migrant, toi qui n'as cessé de croire au ciel, à quoi rêves-tu comme un homme dans cette ville grise ?

Publié dans Nantes

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Transparences

Publié le par Carole

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Jamais, je crois, dans aucune société avant la nôtre, le corps, la chair, n'ont été à la fois aussi présents et insistants  - et aussi absents, évanescents. Simultanément adorés et rejetés. Un simple coup d'oeil aux magazines dits "féminins" suffit pour s'en convaincre.
Partout des injonctions à désirer, à épanouir et à parer son corps, et partout en même temps l'obligation faite aux corps d'être minces, transparents, fantomatiques - non pas jeunes, comme on le dit souvent, mais arrachés au temps ; non pas sveltes, comme on fait semblant de le croire, mais évidés de leur propre substance. Ne parle-t-on pas du reste de silhouettes parfaites ?
Et toutes ces injonctions contradictoires : Aimer toujours ! mais aimer son image au miroir ! "S'éclater" ! mais ne jamais se laisser aller ! Vivre vieux ! mais ne jamais vieillir !  -  Tant de paradoxes absurdes et autoritaires, semblables à ces oracles indéchiffrables qui enfermaient les vies, jadis, dans leurs cercles de mots dépourvus de sens et sans issue.
Qui aujourd'hui n'erre pas, égaré, dans ce monde trop ancien qui se prétend moderne, et qui ne semble plus s'ingénier qu'à ajouter de nouveaux chemins et de neuves impasses au grand labyrinthe jadis conçu par le cerveau de Dédale - ce fondateur de la pensée scientifique et technique ?
 
Le corps est probablement le grand problème des civilisations. Il est tout spécialement le problème insoluble de notre civilisation. Hors des contraintes dictées par une étroite dépendance à la nature, dans un monde réorganisé par la pensée humaine et voué aux abstractions, que faire, en effet, de cette masse de muscles, d'os et de graisse, si imposante, si impérieuse, mais si peu obéissante et si peu rationnelle ?
Et plus nous avançons sur la voie de la machine et de la virtualité, plus le problème que nous pose le corps se complique et s'intensifie.
 
Ces étranges mannequins à la nudité désirable de fantômes, ces ectoplasmes fascinants aux formes parfaites et transparentes, ces corps énigmatiques et figés dans l'attente, étaient posés, dans leur coin de vitrine, parmi tous les reflets de la rue, comme des questions troublantes et sans réponses.

Publié dans Fables

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