Nymphéas
A Giverny, le bassin aux nymphéas était bordé de touristes plus nombreux que les rameaux pêcheurs du grand saule pleureur. On m'avait dit que ce serait pénible, que le lieu était désormais trop fréquenté, gâché de foule et de photographies.
Pourtant, les nymphéas étaient bien là, intacts, à nous regarder chacun de leurs yeux grands ouverts, et j'ai trouvé merveilleux que tant de gens se déplacent - et de si loin souvent - pour visiter cet étrange musée de reflets et de fleurs d'eau si fragiles qu'elles ne s'épanouissent qu'à l'instant de mourir.
Je me suis dit que c'était cela, précisément, que nous avait apporté le grand Monet dans sa série finale des Nymphéas : cette évidence si nouvelle et pourtant si ancienne, que la seule permanence à saisir et l'unique mystère à approfondir pourraient être l'éclosion d'une fleur, l'ombre passagère d'un pétale, la décomposition fugace de la lumière courant sur ses reflets comme une eau éternelle.
Qu'une telle découverte n'était pas seulement picturale. Que c'était autre chose. Une méditation nous ouvrant le chemin d'une pensée aussi intranquille qu'une eau qui passe en brisant ses reflets, aussi douce et paisible qu'un nénuphar grandissant sur ses tiges défuntes.
Et puis dans la maison, en voyant les photos de la famille du peintre, je me suis souvenue qu'il avait perdu, précisément à cette époque des Nymphéas, sa seconde femme, Alice, qu'ensuite il avait perdu Jean, l'enfant que lui avait laissé Camille, morte autrefois si jeune, puis qu'une guerre ogresse avait entrepris de dévorer son pays, et que, tandis qu'il peignait ses grands nénuphars, il pleurait sur tous ceux qui dormaient dans la boue, et leur offrait ses fleurs, ses reflets et ses ombres, en manière de tombeau, en ronde de berceau.
Et j'ai pensé que nous, peut-être, les touristes insouciants, les touristes en foules, nous venions en réalité dans ce jardin en pèlerins, mettre nos yeux inquiets dans les vieux yeux brouillés de larmes, de lumière, et de couleurs tournoyantes, de celui qui savait, et qui nous guide encore, au long de ce grand tour qu'il faudra bien un jour achever en nous-mêmes.