Pianos

Il n'y avait évidemment plus rien à photographier. Dans le ciel le vent avait effacé les lignes de la portée, et les nuages effilochés, errant seuls et sans direction, tombaient en se froissant dans le beau néant bleu, comme des bouts de chansons abandonnés dans la corbeille par le Compositeur distrait. J'allais repartir, quand, devant moi, j'ai vu, soudain, le mot PIANOS. J'avais pris la route que m'indiquaient les nuages ; ils m'avaient entraînée dans un coin inconnu et particulièrement rébarbatif de cette banlieue industrielle où j'évite toujours, d'habitude, d'aller me perdre. Mais c'était vrai, on vendait des pianos tout près, dans un hangar gris, près d'un affreux entrepôt de meubles, sous les pylônes hérissés de câbles, au bord des containers rouillés. Des pianos... ici... ! Et des pianos de toutes les couleurs, des pianos blancs, des pianos rouges... Je l'aurais toujours ignoré si je n'avais suivi, sans hésiter, depuis le mirador, la mélodie du ciel... C'est peu de chose, ce parcours de banlieue que je vous raconte là, une anecdote infime... Il n'y a rien de surprenant, je le sais, à ce que les marchands de musique s'installent à la périphérie des villes, quand les loyers sont chers - et puis, bien sûr, la photo est manquée... Mais je voulais vous le dire, tout de même : ces nuages chantonnant par-dessus les prisons, ces routes vaporeuses tracées par de lourds avions, ces pianos colorés dans des entrepôts tristes, et ce chemin surtout, sous les hautes portées de brume - c'était le frêle chant du monde, l'appel fragile de la beauté, s'en venant jouer pour nous, quand nous n'y pensions plus, son petit air tranquille.