Les perles
"Que vois-je là ? dit sa mère tout étonnée ; je crois qu'il lui sort de la bouche des perles et des diamants. D'où vient cela, ma fille ? " (Charles Perrault, Les Fées)
A l'enseigne de boucherie, chaque lettre s'écrit sur des pointes d'aiguilles, chaque lettre se tire à seize, à vingt, ou quarante-quatre épingles, et chaque épingle se coiffe en manière d'ampoule, d'une tête ronde et brillante de verre rose. Et toutes ces perles roses et joliment éclairées disent, se substituant gracieusement à elles, ces gouttes de sang que notre pensée a du mal à soutenir et qu'elles métamorphosent...
Avez-vous remarqué que les boutiques où se débite cette viande, dont nous n'aimons plus le spectacle trop rouge, dont l'odeur crue nous indispose, sont presque toujours admirables de coquetterie, charmantes de délicate élégance, jolies comme des écrins, profondes en leurs miroirs où des mondes se reflètent ?
Je crois qu'il en en va souvent comme de cette enseigne de boucherie. Tant de réalités nous gênent. Quand il nous faut les désigner, nous y plantons les petites aiguilles du langage, et la magie opère, parant le sang de perles, civilisant la peur et rhabillant le mal. C'est ainsi que depuis longtemps nous avons transformé nos chômeurs en demandeurs d'emploi, nos clochards en sans domicile fixe, nos démolitions en déconstructions, et tous nos désastres en crises - notre surdité à ce tout ce qui gémit n'étant plus désormais que simple malentendance, et notre aveuglement au vrai, anodine malvoyance.
Pourtant tous nos efforts ne peuvent empêcher les ombres, les petites ombres sèches des aiguilles des mots qui ne veulent rien savoir, de s'étendre bizarrement, tout autour de la vie, en couronnes d'épines...