Quelquefois, on marche, et la beauté se sème sous nos pas.
Hier soir il pleuvait. Dans la rue flottaient des lumières de néons, qui se répandaient sur les flaques, apparaissant, disparaissant, tandis que j'avançais - ou croyais avancer.
A mes pieds, soudain, j'ai vu cette feuille, veillant au bord d'un labyrinthe d'ombres blanches et tournoyantes plus complexe et troublant que celui de la cathédrale de Chartres. Une feuille d'automne en janvier ? Comment si jaune encore ? Quel souffle l'avait épargnée, puis l'avait finalement arrachée, pour la poser justement là, à cet instant où je passais ? Un rayon d'arc-en-ciel conduisait jusqu'à elle, comme dessiné exprès.
Il a suffi que je m'approche, que je mette mes pas dans ce dédale lumineux qui enchantait mes yeux... tout avait disparu. Et le vent déjà entraînait la feuille, finalement si ordinaire, vers sa pourriture imminente.
Cet infime événement m'a rappelé brusquement un autre événement infime, survenu dans mon enfance.
Je marchais au jardin, tournant dans les allées, quand j'ai vu briller dans la boue un objet merveilleux. C'était un morceau de verre, tesson d'une bouteille qui avait dû contenir une huile épaisse, un pétrole noir et lourd dont la matière épurée par le temps était devenue prisme, car il chatoyait au soleil d'une multitude d'arcs-en-ciel tournoyants. J'ai pris le morceau de verre dans ma main, fascinée, et je suis restée longtemps ainsi, immobile, à faire danser la lumière dans toutes ses couleurs. Jamais encore je n'avais éprouvé ainsi le sentiment de la beauté. C'était un saisissement inexprimable, une extase véritable. Puis on m'a appelée, il m'a fallu rentrer, laisser sur le sol le fabuleux tesson. Jamais, ensuite, malgré tous mes effors, je n'ai pu retrouver ce fragment - tombé peut-être d'un vitrail de là-haut dans la boue du jardin..
Je l'avais tout à fait oublié, ce prisme de verre cassé, sale et sublime. Mais, au fond, je crois que c'est lui que j'ai recherché sans fin ensuite, dans les livres que j'ai lus, dans les tableaux que j'ai vus, dans les mélodies que j'ai écoutées.
On a dit qu'un seul battement de l'aile d'un papillon pouvait soulever des tempêtes et faire trembler des mondes.
Peut-être qu'un seul battement de l'aile du quotidien peut suffire à faire se lever dans nos vies tout un monde tremblant de beauté. Et si nous poursuivons notre route, croyant l'oublier, qu'importe ? De même que l'infime mouvement du papillon, engendrant d'autres mouvements de plus en plus vastes, devient finalement le levier d'événements immenses, de même, ces rencontres minuscules que chaque jour nous faisons avec l'enchantement nous mènent vers d'autres chemins enchantés, qui eux-mêmes nous conduisent encore vers des chemins plus vastes et plus lumineux, si bien qu'elles sont le vrai ferment de notre capacité à nous émerveiller face à ce qu'on appelle l'art.