L'oeil
Cet oeil, c'est celui d'une inconnue.
Je rentrais en tramway, après avoir pris quelques photos, et je les regardais sur l'écran de l'appareil. Je ne m'étais pas rendu compte que ma voisine prêtait une grande attention à mon travail. Nous sommes descendues ensemble sur le quai.
-Vous êtes photographe ?
-Non, pas du tout. J'essaie seulement d'apprendre, un peu...
-Mais c'est très pro, ce que vous faites.
-Vous trouvez ? Non, je ne maîtrise pas encore, c'est très difficile, la photo, vous savez..., un jour, peut-être...
-Qu'est-ce que c'est, votre appareil ?
-Oh, juste un Nikon très ordinaire...
-Vous croyez que je pourrais acheter le même ?... vous croyez que je saurais m'en servir ?
-Certainement...
-Et vous faites aussi des portraits ?
-Très rarement, vous savez, le portrait, cela me pose toujours problème... les gens ne sont jamais satisfaits. Ils voudraient qu'on les photographie selon l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes... ils veulent de l'illusion, une beauté conventionnelle, ils n'acceptent pas le regard du photographe... alors qu'en fait il y a toujours cette interprétation, ce regard qui les met en présence d'une autre personne que celle qu'ils souhaitent montrer à autrui, que celle qu'ils aimeraient être ... cela les surprend tellement, cela les choque, même, souvent... Je fais très peu de portraits...
-Mais vous aimeriez bien...
-Oui, évidemment...
-Vous pourriez faire mon portrait, peut-être ?
-Vous aimeriez que je fasse votre portrait ?
-Non, non, pas vraiment, mais ça ne me dérangerait pas... si vous voulez faire du portrait, je veux bien essayer...
-Mais... ce n'est pas nécessaire...
-Je vous assure, vraiment, ça ne m'ennuiera pas du tout... Je vais me mettre là, par exemple, devant cet arbre...
-Il fait si sombre... ça manque vraiment de lumière...
-Devant cet arbre, je crois que ce sera bien...
-Plutôt devant ce camion : avec la bâche très rouge, ça ferait un fond vif...
-Une bâche de camion ? vous croyez ? Je vais m'arrêter là, devant l'arbre... tiens, comme ça... Vous pensez que ce sera réussi ? Vous savez, je ne suis jamais bien, en photo, moi...
Puisqu'elle le voulait... J'ai pris trois clichés d'elle, de profil, comme elle le souhaitait, devant le sapin sombre, dans le jour finissant...
Elle a voulu se voir, tout de suite.
-Je n'ai jamais été photogénique, je savais bien... dites, vous n'allez pas garder les clichés, au moins, vous allez bien les effacer ?
-Oui, oui, n'ayez crainte.
Elle est partie, déçue... je l'ai vu s'effacer dans la nuit qui venait, petite silhouette rapide et anxieuse qui peu à peu se fondait à l'ombre.
Je l'avais prévenue, pourtant... C'était une femme usée, comme ternie par la vie, mais avec de beaux yeux enrésillés de rides. Je crois qu'elle s'était vraiment imaginée que mon appareil était magique. Que le filtre extraordinaire que constituait, pour son esprit profane, le lourd objectif que je manipulais, allait, enfin, lui donner cette image d'elle-même qu'elle avait rêvée, faite sans doute de sa jeunesse en allée, de son charme perdu, de tant d'espoirs aveugles et de regrets obscurs... que grâce à lui j'allais, en somme, opérer une métamorphose.
Il y avait bien eu métamorphose, mais c'était celle de la femme qu'elle ne serait jamais plus en cette créature fanée qu'elle était devenue, et que l'obscurité enveloppait déjà de sa toile, sans parvenir pourtant à effacer l'éclat de ses yeux étonnés.
Je n'ai pas tout à fait tenu ma promesse. Des trois clichés, j'ai tout effacé, sauf cet oeil, si vif dans son fouillis de rides, si grand ouvert sur le monde, où rôdait un morceau de ciel bleu attardé.
J'aurais aimé le lui dire : ce qui est beau, ce n'est jamais ce que l'on croit beau. Ce qui importe, c'est le regard qui s'ouvre - sur le monde ou sur soi. Et, surtout, qu'illusions, préjugés ou vieillesse ne le referment pas.