Toussaint
Je traversais la vieille ville des morts, le coin des tombes anciennes qu'on ne fleurit plus.
Cette dalle effondrée m'a d'abord étonnée. Je me suis approchée, pour comprendre quel accident l'avait ainsi bouleversée. Et j'ai lu ceci : "ICI REPOSE
LE CORPS DE FRANCOIS V****" Etrange épitaphe, on en voit rarement de telles... LE CORPS... rien que le corps. Et cette tombe sans repos, au contraire de ce qu'elle annonçait, ce caveau bouleversé par on ne sait quelle rébellion... Il a raison, ai-je pensé, ce François de Nantes, oui, il a bien fait de demander pour son tombeau cette profonde épitaphe. Car seul le corps des morts repose sous la terre, dans ce trou malaisé qu'on leur creuse et puis qu'on ferme de pierres lourdes. Rien d'autre. Le roucoulement des tourterelles dans les soirs doux d'été, le battement d'horloge des mouches prisonnières dans la cuisine obscure, le cou blanc de la jeune fille, tout frisé de duvet sous le col de la blouse, le regard d'espérance de la mère penchée sur le berceau lentement balancé - rien, rien de tout cela n'y est. On n'y trouve pas davantage l'argent avidement amassé, la jalousie recuite, la haine du voisin, ou les sottes rancoeurs. Ni les séparations amères, ni les deuils lents et sombres, ni l'implacable solitude de la vieillesse, ni la douleur des os quand la mort s'y allonge. On creuse un trou, on le referme sur un corps, et sur la dalle on met un nom. Et on voudrait faire croire que c'est bien tout. Un nom, un âge, une date ou parfois deux - comme si une histoire humaine pouvait se réduire à si peu - brève encoche sur une frise chronologique, simple parcours d'une naissance à une mort, sous un nom d'emprunt que d'autres ont porté, que d'autres porteront. Alors que l'existence a été si vaste, si emmêlée, si belle, si vile, si incompréhensible. Et qu'il serait temps enfin, maintenant qu'il n'y a plus de temps, maintenant qu'on est un peu plus loin, d'y voir clair. C'est pourquoi il arrive, plus souvent qu'on ne croit, que l'âme inquiète d'un corps qu'on croyait tout à fait enterré se relève, brise le lourd cercueil, soulève les vieilles dalles, jette à bas les mensonges, émiette les mots creux posés sur le silence, pour s'en aller enfin, dans la grande liberté de la mort, à la recherche d'elle-même.
Cette dalle effondrée m'a d'abord étonnée. Je me suis approchée, pour comprendre quel accident l'avait ainsi bouleversée. Et j'ai lu ceci : "ICI REPOSE
LE CORPS DE FRANCOIS V****" Etrange épitaphe, on en voit rarement de telles... LE CORPS... rien que le corps. Et cette tombe sans repos, au contraire de ce qu'elle annonçait, ce caveau bouleversé par on ne sait quelle rébellion... Il a raison, ai-je pensé, ce François de Nantes, oui, il a bien fait de demander pour son tombeau cette profonde épitaphe. Car seul le corps des morts repose sous la terre, dans ce trou malaisé qu'on leur creuse et puis qu'on ferme de pierres lourdes. Rien d'autre. Le roucoulement des tourterelles dans les soirs doux d'été, le battement d'horloge des mouches prisonnières dans la cuisine obscure, le cou blanc de la jeune fille, tout frisé de duvet sous le col de la blouse, le regard d'espérance de la mère penchée sur le berceau lentement balancé - rien, rien de tout cela n'y est. On n'y trouve pas davantage l'argent avidement amassé, la jalousie recuite, la haine du voisin, ou les sottes rancoeurs. Ni les séparations amères, ni les deuils lents et sombres, ni l'implacable solitude de la vieillesse, ni la douleur des os quand la mort s'y allonge. On creuse un trou, on le referme sur un corps, et sur la dalle on met un nom. Et on voudrait faire croire que c'est bien tout. Un nom, un âge, une date ou parfois deux - comme si une histoire humaine pouvait se réduire à si peu - brève encoche sur une frise chronologique, simple parcours d'une naissance à une mort, sous un nom d'emprunt que d'autres ont porté, que d'autres porteront. Alors que l'existence a été si vaste, si emmêlée, si belle, si vile, si incompréhensible. Et qu'il serait temps enfin, maintenant qu'il n'y a plus de temps, maintenant qu'on est un peu plus loin, d'y voir clair. C'est pourquoi il arrive, plus souvent qu'on ne croit, que l'âme inquiète d'un corps qu'on croyait tout à fait enterré se relève, brise le lourd cercueil, soulève les vieilles dalles, jette à bas les mensonges, émiette les mots creux posés sur le silence, pour s'en aller enfin, dans la grande liberté de la mort, à la recherche d'elle-même.