Araignée de glace sur la rivière gelée -
On ne peut qu'être frappé par le nombre de faits-divers mettant en cause ces dernières années des femmes qui congèlent leur enfant nouveau-né.
Ces femmes, dont les sociologues ont noté qu'elles appartiennent à toutes les catégories sociales, ces femmes qui peuvent être riches ou pauvres, belles ou laides, jeunes ou déjà mûres, ces femmes ordinaires, que rien ne signale comme des monstres, ont des grossesses qui passent inaperçues de leur entourage, et souvent inaperçues d'elles-mêmes : leur ventre ne grossit pas, leur poitrine n'enfle pas. Il semble que quelque chose se gèle en elles à la conception de l'enfant, qu'une couche de glace épaisse raidisse leurs corps, empêche leurs ventres immobilisés de s'arrondir à la forme d'un être nouveau, retienne leurs seins séchés de froid de s'emplir de lait chaud - quelque chose dont l'enfant malgré tous ses efforts de créature vivante ne parvient pas à desserrer l'étreinte, quelque chose qui peu à peu l'engourdit -. Une araignée de glace.
Un jour, une nuit, ces femmes gelées accouchent, seules et sans un cri, d'un enfant gelé, qu'elles déposent aussitôt dans le congélateur. Puis le temps se gèle aussi pour elles. Elles attendent, passives et raidies, que quelqu'un ouvre le congélateur, trouve l'enfant immobile. Aux enquêteurs, aux jurys d'assises, ces femmes n'ont rien à dire, que des mots de glace qui font frissonner de froid les vivants.
C'est comme si l'usage devenu banal des congélateurs, leur présence imposante dans tous les foyers modernes permettait à ces femmes gelées, prisonnières de leurs vies transparentes, de rendre enfin visible au monde cette chape de glace qui recouvre tant de destins féminins - et le monde se précipite en effet, braquant sur tant de vide l'éclat des caméras, la chaleur des indignations - . Et puis le froid, ailleurs, un peu plus loin, reprend ses droits.