En face de moi, dans le tram, pourquoi parle-t-il aussi fort, cet homme qui vient de s'asseoir et qui téléphone ? Il parle une langue que j'ignore une langue d'Afrique dont il souligne si bien les accents, à grand renfort de gestes et d'intonations théâtrales, qu'il me semble presque la comprendre.
Hélas, je ne pourrai pas continuer ma lecture. Intérieurement je maugrée ma rengaine habituelle : "Comment ne se rendent-ils pas compte, ces indiscrets qui nous transforment en auditeurs forcés de leurs insipides pièces téléphoniques... ? C'est curieux, tout de même, c'est incroyable, à quel point, aujourd'hui, tant de gens qui n'ouvriraient pas leur porte à tous vents, qui peut-être, chez eux, chuchoteraient pour que les voisins n'entendent pas leurs conversations, ne voient plus aucun inconvénient à claironner leur vie, du moment qu'ils sont dans les transports en commun... etc...etc..."
Soudain, l'homme se met à parler en français. Et là, je comprends vraiment :
-...ils viennent de tuer l'ex-ministre de la jeunesse, tu te rends compte... J'étais encore avec lui à Paris la semaine dernière, il était venu pour sa fille... elle étudie dans une école, là-bas... et ils l'ont tué... trois balles...
Je vais chez sa belle-soeur, là... je me demande ce que je vais lui dire... tu te rends compte, l'ex-ministre de la Jeunesse !
... oui, oui... ça fait très mal... et on n'imagine pas de rentrer au pays, après ça... il n'y a aucune sécurité... non... non, c'est lui justement qui les élimine... il est tout-puissant... tu te rends compte, faire tuer l'ex-ministre de la Jeunesse... oui, je le connaissais bien... j'étais encore avec lui la semaine dernière à Paris..."
Mais déjà l'homme a éteint son téléphone... Il va descendre... Bientôt je le vois sur le quai, solitaire, dans ce quartier pauvre où il est en train de se perdre, sombre silhouette dans la foule.
Depuis que le monde s'est rétréci, c'est curieux comme elle rencontre la nôtre à chaque instant, la "vie des autres", venue de loin, toute chargée de tragédies, de misères et de sang, d'exils et de désespoirs.
Des vies, des vies qui se gênent et qui s'entrecroisent, des cargaisons de vies, téléphonant, se taisant, se bousculant, s'ignorant, s'unissant, s'écoutant, se répondant, s'entrechoquant et se quittant.
Ardan

Une souche

Il se tenait un peu penché, comme un vieux roi pensif, et je crois qu'il avait plus d'un siècle. Il avait longtemps veillé sur un château tout blanc. Puis le château était tombé en ruines, les chevaux avaient cessé d'emprunter l'allée cavalière, on avait bâti le lotissement.
C'était un arbre si vaste et si haut. Son ombre de géant marchait avec le soleil et la lune. On lisait à ses pieds l'heure immense des mondes éternels. Les enfants s'enfonçaient en lui pour y rester cachés, rêveurs, approfondissant le mystère de ses feuilles. Les oiseaux accrochaient sur ses bras écaillés des bouquets verts de nids pépiant. La pluie roulait dans sa chevelure sombre de longues tresses de lumière. Et le lierre varappeur, aux abruptes falaises de son écorce, nouait de grands filets sauvages où remuaient des bêtes, des lichens, d'étranges champignons. Il y eut cet hiver neigeux où le vieil arbre fut sur le chemin froid la yourte toute blanche où l'on aurait tenu nombreux. Et soudain, au dégel, le fracas des tronçonneuses, joyeuses, actives et carnassières comme des guêpes. Et cette longue lourde chute dans l'herbe qui tremblait. Et de nouveau le vacarme fébrile des scies, désossant le tronc et les branches, le va-et-vient rapide des hommes au travail, qui se parlaient en riant, qui seraient fatigués le soir. Ensuite, les tas de bois géométriques, plus sinistres que des croix, sur les bords noirs de l'allée défoncée, le faible cri des oisillons sans nid, la muette douleur des enfants mis à nu, le silence effaré de la disparition. Et sur la terre désormais cette souche où le mort en rampant dans l'ombre lentement creuse sa propre tombe.
Porte repeinte

Millions

Malgré

