fables
Prendre sa vie par la main.
Tirer l'été par sa chaise.
Dans la cour de l'immeuble
installer son jardin.
Fermer les yeux pour voir.
Oublier le béton
et puis rêver longtemps
qu'on est parti là-bas.
Faire le mur des vacances
sur le bord de la route.
Du soleil dans les mains
et du bleu dans les yeux
se dire qu'on s'en va loin
quand on ne s'en va pas.
Et savoir qu'on n'a rien
et penser qu'on a tout
dans ce rond de jardin
que découpe la chaise
sur l'herbe rase et nue
qui s'endort au soleil.
Tirer le diable par l'été.
Prendre sa vie par le ciel.
Rien de plus étrange, rien de plus nostalgique que ces sites industriels oubliés qu'on découvre parfois, rouillant dans un grand champ d'orties, au hasard d'une promenade.
On entre par une porte échevelée de lierre, on passe la tête à travers le rideau de ronces d'une fenêtre aux yeux caves. Dans leur suaire de décombres reposent des machines aussi mortes et rompues que squelettes à l'ossuaire. On se demande ce qu'on fabriquait là, avant, dans le vacarme des choses et la sueur des hommes.
Puis dans un coin on aperçoit la roue brisée. Et on se dit qu'au fond, là comme ailleurs, on travaillait surtout à faire aller la roue du temps, celle qui tourne si vite qu'il faut sans cesse la remplacer par une roue plus neuve, qui tournera plus vite, sur elle-même sur elle-même, nous broyant au passage - comme petits cailloux dans la cendre des jours.
Je réédite aujourd'hui mon article "Un rameur", dans la belle lecture que vient de m'offrir Adamante.
Pour l'écouter, c'est tout simple : cliquez sur l'image.
Je l'ai d'abord entendu sans le voir. Enfin j'ai distingué le petit animal. Un campagnol aquatique, je crois. Mouillé de bleu, griffé de vagues, il se confondait presque avec l'eau. Mais comme il y allait, comme il ramait, comme il luttait, comme il fonçait contre le flot.
Il faut tant d'énergie pour se labourer un chemin dans les rivières de ce monde.
Bientôt je l'ai perdu de vue. Je l'entendais encore de loin, pourtant, s'efforcer et ramer. J'ai eu l'impression d'avoir rencontré bien plus qu'un petit rat jeté dans le courant : l'élan même de la vie, absurde et bouleversant.
J'ai failli acheter une presse à oeufs carrés. A prix écrasé.
Elle me plaisait encore plus que l'essoreuse à fraises à anse rétractile, ou que le frise-tomates à motifs de dentelle, qui à vrai dire n'étaient vendus qu'à prix cassé.
Finalement j'ai réfléchi : je reviendrai, je repasserai pour la dernière démarque. Quand on liquidera, à prix broyé pulvérisé, les cocottes électriques qui pondent des glaçons plats comme des écrans. Ce sera beaucoup mieux.
Des millénaires de civilisation derrière ces merveilles en plastique. Et dire que c'est en solde.
Ikebana, c'est la voie des fleurs. L'un des chemins qui mènent à l'accomplissement de soi, dans la contemplation du monde.
Le vieil homme qui était venu hier nous parler de l'ikebana, et qui avait composé pour nous ce bouquet, n'était pas japonais, mais après des années d'apprentissage auprès de maîtres japonais, il était devenu lui aussi un maître. Le bouquet était très beau, avec ses fleurs et sa tige d'asperge représentant le ciel, la terre, et l'humanité qui se tient entre terre et ciel. Mais ce n'est pas du bouquet que je voulais parler. Non... en fait, je voulais vous raconter une histoire :
Lorsqu'à la fin de la séance quelqu'un a osé demander au maître pourquoi, n'étant pas japonais, il avait consacré sa vie à l'ikebana, il a d'abord paru un peu hésitant. Puis il s'est lancé : autrefois, a-t-il dit, il était simple employé dans une jardinerie, et il était vraiment fatigué de son métier, fatigué de sa vie toute entière, qui lui paraissait vide.
Un jour il s'était rendu chez une de ses clientes âgées, qu'il connaissait depuis longtemps. Ils s'étaient mis à bavarder et il avait parlé de ce grand vide en lui. La femme alors lui avait révélé qu'après avoir connu une autre vie sans fleurs, elle était devenue maîtresse dans l'art de l'ikebana, qu'elle enseignait désormais. Elle lui avait proposé de l'initier à son tour et il était devenu aussitôt son disciple. Bientôt, il avait entièrement oublié son existence antérieure de marchand de végétaux, et il n'avait plus songé à rien d'autre qu'à se rendre au bout du monde, dans l'ignorance et la pauvreté, pour apprendre cet art de l'ikebana, dont il ignorait tout jusqu'alors.
La vieille cliente n'était pas celle qu'il croyait. Les fleurs n'étaient pas ce qu'il avait toujours vu en elles. Lui-même n'était pas non plus celui qu'il croyait devoir être toujours. Il avait eu d'un coup cette triple révélation, et il avait trouvé sa voie : la voie des fleurs, ikebana.
Sa voie, chacun peut bien finir par la trouver. Mais pour cela il faut oser prendre l'autre chemin, fût-il de ronces et de cailloux, et laisser derrière soi les pétales morts de sa vie antérieure, comme un serpent laisse sa vieille peau.
Pour accomplir sa vie, savoir quitter sa vie. Ou bien plutôt avoir un jour la force de la cueillir enfin, dans le pauvre jardin de ses échecs et de son ennui, pour en faire ce bouquet, dressé dans le triangle du ciel, de la terre et de l'humanité, qui cherchera la voie, un peu plus près de la lumière.
La pluie sur le pare-brise repeint la rue d'ici en aquarelle fine.
Le vent trempe ses doigts sur la palette en joie d'un peintre échevelé.
La pluie fait son Monet, le temps fait son Sisley.
Dans chaque goutte d'eau tremble un impressionniste.
Il nous pleut des musées comme des giboulées.
L'art au coin de la rue pose son chevalet, mendiant sans parapluie.
La voiture était garée très sagement. Une voiture ordinaire dans une rue banale. Et ces deux là soudain, surgis comme des ombres, sans ride ni raison...
Don Quichotte, je le savais, que tu n'avais jamais abandonné. Que tu allais toujours, à pied, à cheval, en mule, ou en voiture, vers tout ce qui ne peut s'atteindre, et qui pourtant doit nous conduire.
Mais qu'on ait pris la peine de poser ton image, silhouette aussi minuscule qu'éternelle, sur la carrosserie banale d'une voiture ordinaire, cela m'a donné, je ne sais pourquoi, l'impression que nous pourrions encore, laissant là nos automobiles et nos villes épuisées, nous tous, Sancho passants de ce monde en déroute, avancer près de toi, au grand pas des rêveurs qui ne va nulle part, vers... oui, vers... vers quoi au juste ?
Le ver luisant dans l'ombre erre avec son flambeau.
Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles,
Le brin d'herbe, et Dieu fait tressaillir le tombeau.
Victor Hugo, Crépuscule
Il paraît que certains lycéens ont peu apprécié d'avoir eu à commenter pour le bac le poème "Crépuscule" de Victor Hugo.
Il paraît même qu'on a beaucoup "twitté" en sortant de la salle d'examen. Et, bien sûr, en cette période où le bac fait l'actualité, on a pu lire en "une" des journaux du lendemain quelques messages étranges....
Un abîme, n'est-ce pas, entre la poésie des tweets et celle du grand Victor ?
Pourtant, faut-il qu'il soit vivant, encore, le vieil Hugo, pour qu'on lui donne, en 2014 et en verlan, le conseil amical et sans orthographe d'éviter les "sujets qui fâchent", ou de ne pas traverser trop ingénument la rue...
Je ne serais pas étonnée que, du fond de sa tombe, il nous tweete en réponse quelques mots aiguisés sur la lame de Saltabadil, qu'un brin d'herbe rougi au crépuscule du solstice notera, magistral, en 140 caractères, sur les marges d'une copie égarée.
La nuit tombait. J'avançais égarée. Il était au balcon.
— Psitt !
J'ai levé la tête.
— Tu m'as appelée ? Qu'est-ce que tu veux ?
— Psitt ! Psitt !
— Tu sais donc où je vais ? Conduis-moi s'il te plaît...
— Pssitt !
— Pourquoi m'avoir fait signe, si tu voulais te taire ?
Mais lui, l'index sur la bouche, il ricanait là-haut, comme un oiseau malin :
— Psitt, psitt ! Psitt !
Il ne faut pas compter sur les anges pour nous indiquer le chemin. Mais s'ils sont au balcon, à nous faire signe et à nous regarder avancer dans la nuit, c'est sans doute, après tout, qu'il y a un chemin, quand même, quelque part...
J'ai poursuivi ma route. L'ombre noyait la ville. Lui, derrière moi, tout doucement, il appelait encore, comme on chuchoterait des secrets sans les dire :
— Psitt, psitt... pssitt... psssittt...
Dans son fourreau de lierre, avec ses bras poussés comme des branches, et son air de vieux saule pêcheur, il m'a fait repenser, ce poteau électrique, à un étrange objet que j'avais vu, il y a des années et des années, au musée Philips d'Eindhoven.
C'était un nid d'oiseau, entièrement et parfaitement tressé de fil électrique, un drôle de nid de câbles qui était bien un nid pourtant. Un couffin de métal où des oisillons étaient nés, avaient crié pour la becquée, d'où enfin ils s'étaient envolés.
Le gardien nous l'avait présenté comme l'un des objets les plus précieux du musée. On aurait cru en effet une de ces oeuvres merveilleuses que des prisonniers sculptent avec des bouts de barbelés ou des morceaux de douilles, non par passion de l'art, mais parce qu'ils sont vivants, et que la vie ne peut que travailler à la métamorphose de tout ce qui la nie.
Je me demande si on le montre encore, là-bas, ce nid bâti dans une cour d'usine par un oiseau du ciel. Mais je sais une chose : quand nous, les humains, avec nos usines et nos villes, et nos moteurs et nos fumées, nous aurons disparu, ils nous oublieront aussitôt, les autres, les vrais habitants de la Terre. Ils recouvriront de leurs feuilles, de leurs ailes et de leurs élytres, nos villes et nos usines, et de nous il ne restera rien, pour cette éternité où tout recommencera, que des nids de fil électrique tout pépiants d'oisillons, et des poteaux de béton ruiné tout refleuris de ronces.
Mais s'il faut s'en réjouir ou s'il faut en pleurer, ou si cela doit nous être parfaitement indifférent, je n'en sais rien. Vraiment rien.