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fables

Le morta

Publié le par Carole

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Dans sa collection, le vieil homme avait rangé aussi quelques pièces de "morta" - noires comme du coke, mais lourdes comme du marbre.
Le "morta", étrange matière qui tient encore du bois, et dont on fait des meubles, mais qui s'approche de la pierre par sa rigidité et sa densité minérale, est en réalité un résidu fossile des grands chênes de Brière. Car la Brière fut, il y a cinq mille ans, une vaste forêt de grands chênes altiers, engloutie comme une cité d'Ys par un de ces raz-de-marée tragiques qui affectent parfois les côtes de Bretagne.
— Et on en trouve beaucoup, du "morta" de chêne, en Brière ? avons-nous demandé.
— Oh oui, partout... Quand j'étais enfant j'en ramassais sans arrêt. C'est rouge, voyez-vous, sous l'eau, et encore assez mou. Je m'amusais à façonner sous l'eau des petits canots, des bonshommes, des maisons, ce genre de chose, ça se travaille très bien tant que ce n'est pas sec, le morta. C'est rouge et mou, sous l'eau, mais dès qu'on le sort à l'air, ça devient noir, ça se durcit...
Comme la vie, ai-je pensé, en regardant ces jeunes mains caresser le "morta" sombre et lourd que leur avait tendu le vieil homme.
Comme la vie, ardente, légère et malléable, qu'on façonne en aveugle, à la forme de ses rêves d'enfant, avec des mains maladroites, libres encore, sous l'eau des années incertaines, et qui se durcit ensuite, si vite, si difficile à retailler, belle ou laide, implacable – souveraine.

 

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La hutte

Publié le par Carole

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Grande Brière - Hutte d'affût
 
 
Tout au bord des tourbières, on voyait aussi ces huttes de roseaux posées sur l'eau, toutes orientées différemment, et couronnées de hampes qui les confondaient, vues de très haut, d'un oeil morne d'oiseau migrateur fatigué, avec les roselières du rivage.
Il paraît que chaque chasseur de canards se bâtit ainsi quatre huttes, et va de l'une à l'autre sur son chaland, pour se tenir toujours du bon côté du vent. Gare à celui qui tomberait à l'eau en laissant échapper sa barque, car on ne peut se tenir sur la tourbe, dont la boue noire et sournoise happe et digère aussitôt les malheureux égarés enlisés, comme de simples mouches.
Beaucoup de ces huttes étaient ruinées ou abîmées. Et bien rares étaient les hameaux flottants où elles allaient encore par leurs quatre chemins de vent.
 
Ces constructions venues du fond des siècles, désormais délaissées, m'ont fait penser à ces affûts compliqués de branchages et de feuilles que se bâtissent aujourd'hui les photographes animaliers, à la façon dont ils étudient les directions du vent pour éviter d'effaroucher les bêtes, aux risques insensés qu'ils sont capables d'affronter, pour quelques belles prises.
Les photographes... ce sont peut-être eux, après tout, les descendants des chasseurs-cueilleurs d'autrefois.

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Le busard des roseaux

Publié le par Carole

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Le vieil homme qui nous avait guidés en Brière n'était pas seulement un bon marinier.
C'était aussi un chasseur. Et un naturaliste passionné qui connaissait par son nom et ses traces chacun des animaux du marais. 
Il nous a fait visiter son incroyable collection d'animaux empaillés. Un exemplaire par espèce... une véritable salle de muséum... Ou plutôt, non, ce n'était pas un musée, c'était un univers. Son univers, sa caverne et son île, l'oeuvre de toute sa vie. Je crois qu'il n'y manquait aucun des oiseaux qui nichent en Brière ou y font halte pendant leurs longues migrations, aucun des petits animaux qui se terrent dans les roseaux, qui creusent les tourbières et nagent dans l'eau sombre. Posés, courant ou saisis en vol, dans une représentation harmonieuse et extraordinairement savante, comme si les avait posés là tous ensemble un de ces vieux peintres flamands qui se spécialisaient autrefois dans les représentations du paradis, un Savery qui aurait naturalisé sa vision.
C'était extrêmement étrange d'entendre le vieux chasseur décrire chaque oiseau, peignant chaque vie au présent, et de voir, en même temps, tous ces cadavres colorés fixer sur nous leurs yeux de verre en l'approuvant, comme s'ils étaient encore vivants en effet, posés sur chaque branche de l'Eden, s'envolant vers le ciel de tous les nids du Paradis, détalant dans les roselières du Jardin.
Il semblait qu'il ne les avait tués, ou ramassés dans leurs tombes de tourbe, que pour qu'ils vivent ainsi, éternels et parfaits, dans le marais miniature qu'il avait installé là, et où sans doute il finirait ses jours, comme le vieux Buffon devant son oeuvre, ou comme un prêtre devant ses idoles, lorsque, le grand âge venu, il ne pourrait plus remuer la perche pour s'en aller sur l'eau. Et je me suis demandé combien, de tous ces animaux figés là, disparaîtraient à jamais, très bientôt, dans le long hiver de ce siècle moderne où les bêtes vaincues meurent par espèces entières.
 
Je suis de celles qui s'évanouissent à la vue du sang, et j'avais toujours pensé détester la chasse et les chasseurs. C'est que je n'avais jamais rencontré que des chasseurs d'aujourd'hui, de ceux qui se croient des sportifs et ne sont que des tueurs.
Mais ce vieil homme... Toute sa vie, il l'avait passée dans le marais, se nourrissant de chasse et de pêche, raclant la tourbe pour son feu et coupant les roseaux pour son toit. Il était encore de ce monde que nous avons presque oublié, où les hommes-chasseurs aimaient et vénéraient le gibier qu'ils tuaient. De ce monde où l'on pouvait passer autant de temps à dessiner un bison sur les murs d'une grotte qu'à affûter la pointe de flèche qui le ferait passer de la vie des bêtes au trépas des dieux.
Un monde où l'on souffrait, où régnaient la peine et la faim, où il fallait tuer pour manger et pour se vêtir, et qui était pourtant l'Eden, parce que l'homme y vivait près des bêtes, dans la connaissance et le respect des bêtes.
J'ai levé la tête vers ce rapace en vol qu'il nous désignait, il m'a semblé entendre que c'était un busard des roseaux - j'ai peut-être mal compris, je ne sais pas, car une sorte de vertige m'a saisie...
Un instant il m'a semblé voir le monde comme un busard des roseaux fondant sur sa proie.
Et le voir en même temps comme ce vieil homme ajustant son arme, à la façon de Dersou Ouzala, d'un Inuit en fourrure, ou d'un Indien nu, vers le busard des roseaux.
Voir se croiser le regard de l'homme et celui du rapace, semblables l'un à l'autre.
Voir le monde comme il était Avant.
Juste un instant.
C'est lui qui m'a ramenée sur terre.
—"Ils sont tous partis très en avance, cette année, les busards des roseaux, les canards pilet, les sarcelles d'été, les bihoreaux gris, les spatules blanches, les guifettes noires, les gorgebleues à miroir, les phragmites des joncs... et les hirondelles, les hirondelles sont parties dès la mi-août... c'est pas normal. Pas normal, vraiment... L'hiver sera dur, probable."
 
 

 

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Les deux barques

Publié le par Carole

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J'étais cet après-midi en Brière, sur l'île Fédrun. Le vieux Briéron qui nous guidait sur l'eau, poussant le chaland sur sa perche selon la méthode ancestrale, nous a d'abord montré ces deux barques attachées tout près des siennes, au bout du long jardin étroit qui jouxtait son propre long jardin étroit.
— Les terrains sont longs et étroits... il fallait que toutes les maisons aient un accès à l'eau, et deux embarcadères... Parce que le Briéron vit du marais.
C'était la loi de l'île. Un accès pour tous, et deux barques par famille. Pour que tous puissent vivre. Puisque tous doivent vivre. On avait découpé l'île en autant de minces lanières bordées d'eau qu'il y avait de familles à nourrir. Et les vies se pressaient côte à côte, jardin contre jardin, embarcadère contre embarcadère, minces et fortes.
Il trouvait cela tout naturel, le vieil homme. Et très important. Le marais appartient à tous. La première chose à expliquer aux visiteurs arrivés sur cette île de leur monde barbare.
Elles m'ont semblé incroyablement belles, soudain, ces deux barques de plastique grisâtre, devant moi.
 

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Carnivore

Publié le par Carole

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Nepenthes, Jardin des plantes de Nantes
 
 
 
Elle était si belle, elle était si cruelle. Carnivore.
Dans son grand alambic elle exsudait la mort 
pour qu'en naisse la vie si pure si fragile,
la vie qui doit mourir pour nourrir d'autres vies.
 
Suspendue dans le vide à digérer ses mouches,
certaine que demain elle mourrait à son tour
pour que vivent les mouches qui se prendraient au piège,
elle était si légère et si vaine. Souveraine.
 
Car ainsi va la vie tournant sur elle-même
se dévorant toujours prise à son propre piège
et poursuivant encore son étrange périple.
Souveraine, si cruelle et si belle. Si fragile.
 

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Un coup de colère dans le ciel bleu

Publié le par Carole

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— Un coup de colère dans le ciel bleu ! Et bientôt, la tempête... ? Oh, et... là-haut, ce nuage qui passe, n'est-ce pas la fumée du volcan sur lequel on dansait, tout à l'heure ?
— Tout est si beau, tout est si bleu, tout est si calme... Non, vraiment, ce n'est rien. A peine un pauvre éclair s'éteignant dans le ciel immobile. Une légère banderille plantée dans le vieux cuir d'un monde qui en a vu bien d'autres...
— Vous croyez ? Mais... mais les plus grands orages et les pires tragédies n'ont-ils pas commencé justement par un petit coup de colère, un inaudible coup de misère, un ridicule coup de tonnerre dans le grand théâtre du monde ?
 

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La feuille ou l'ombre ?

Publié le par Carole

Photographier, c'est choisir. Et choisir, c'est, déjà, photographier. Mais moi, je ne sais pas choisir...
Faut-il montrer la feuille ?
 
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Ou lui préférer l'ombre ?
 
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Si je choisis la feuille, l'ombre lui manquera... légère trop légère, futile trop limpide, la feuille tombera avant que vienne son automne. Mais si je choisis l'ombre, je penche je m'incline vers ce côté du monde où le noir règne en maître sur mes propres fantômes... 
Choisir, il faut choisir... Oh, décider, se décider... Et moi qui voudrais tout, moi qui voudrais la feuille, toute vie palpitante, et son ombre avec elle, silhouette vacillante, troublante messagère sur l'étrange chemin...
Mais est-ce encore de photographie que je vous parle ?

 

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La cigogne

Publié le par Carole

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 Parc du Marquenterre - août 2014
 
C'était en août. Partout les oiseaux immobiles sommeillaient dans leurs grands bouquets d'arbres, se délassant de l'effort du printemps avant les longues peines de l'hiver. 
Elle, cependant, lancée par on ne sait quel arc dans le grand ciel d'été, elle transportait encore son brin de paille. Corps tendu vers le but, âme taillée comme une flèche, elle ne pensait qu'au nid. Au nid à reconstruire à réparer ou à orner.
Au nid jamais fini son grand oeuvre de vie. 
 
Si libre dans l'air bleu d'accomplir en esclave son rêve d'architecte.
 
Se faire semblable à la cigogne, ai-je pensé.
 

 

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Le premier oeil

Publié le par Carole

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— Ce que c'est que cela ?
Un oeil. L'oeil ouvert d'une grenouille, sous la grille qui protège, au Jardin des plantes, le précieux "cératophylle émergé".
— Et alors ? 
— Alors ? quand je l'ai aperçu, cet oeil, émergé immobile et pur de la couche de lentilles qui stagnait sur l'eau sombre, ouvert comme un trou de serrure sous les mailles serrées du grillage, il m'a semblé apercevoir le premier oeil. L'oeil qui jadis, le premier le tout premier, s'ouvrit sur le monde et s'arracha à la prison de l'ombre.
Le premier oeil, le premier regard du poisson impassible ou du lent saurien.
Le premier miroir dans lequel tout se refléta.
Car un jour il y eut l'Oeil.
Un beau matin du temps qui n'était pas encore le Temps, il y eut le Regard. Et le Tout, se penchant sur lui-même, animal fasciné, cessa d'être le Tout pour entrer dans le grand désordre qui devait un jour mener au Moi, à Dieu, au Sens, au Temps, et à toutes les énigmes que tissent, en un grillage implacable chaque jour plus serré, nos questions insolubles.
 

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La chaise de Marcel Proust

Publié le par Carole

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Le lecteur passionné qui se rend à Cabourg, sur les traces de Marcel Proust, est tout d'abord surpris par le luxe pansu du Grand Hôtel, avec son restaurant vitré comme une serre exotique, ses boursouflures de coquillages et ses grands bouquets d'algues accrochés en guirlandes sur des murs jaunes trop fraîchement repeints.
Le doute l'étreint. Peut-être s'est-il toujours trompé. Comment une oeuvre ainsi surgie dans les dorures d'un monde artificiel pourrait-elle le concerner ? Non, elle ne l'a jamais concerné, en réalité... Rien de tout cela ne pouvait s'adresser à lui, le lecteur si riche de ses lectures et si pauvre d'argent, figé comme un mendiant curieux devant l'inaccessible porte du Grand Hôtel.
 
 
Sur la plage, ce soir-là, devant le restaurant du Grand Hôtel où les lustres égouttaient leurs pendeloques d'or, une chaise attendait face à la mer. Une chaise solitaire, qui persistait, inclinée vers l'ombre qui tombait, à chercher tout là-bas la lumière.
Je l'ai vu brusquement. C'était là qu'il était. En réalité...
Sur cette chaise solitaire.
Penché vers ce qui le fuyait, scrutant sur la peau des vagues au sourire murmurant le visage mobile, infini miroitant, des jeunes filles riches, banales et raisonnables, qui se hâtaient pour le dîner du soir. Cherchant sur ces ombres bleutées qui s'enroulent aux rêves la tige encore vivante des grandes fleurs fauchées sur les chemins perdus.
Penché de toutes ses forces vers l'autre direction, laissant loin derrière lui le Grand Hôtel clinquant qui sombrait dans le soir comme un vaisseau trop lourd.
 
grand hôtel Cabourg

 

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