Vivian
Photographier ce parapluie cassé qui débordait de sa poubelle ? Bien sûr il était d'un rouge somptueux dans ce monde tout gris. D'un rouge-papillon qu'on avait envie de sauver. Mais cela n'avait aucune valeur... Un déchet...
Pourtant, j'étais sûre que Vivian aurait été d'un autre avis. Sûre qu'elle aurait aimé ce parapluie jeté là par une autre Mary Poppins. Alors je l'ai "visé", comme elle l'aurait fait, elle aussi, j'en suis certaine.
Vivian Maier. Vous avez peut-être entendu parler d'elle. Cette "nounou" inconnue, que ses employeurs trouvaient un peu toquée, et qui a passé sa vie, un Rolleiflex au cou, à prendre des clichés qu'elle ne faisait pas développer, et que personne n'avait jamais vus, pas même elle. Entassant dans des cartons des milliers de pellicules et de planches-contacts, dont on a découvert, après sa mort, qu'elles constituaient une oeuvre. Immense. Totale. L'une des plus grandes collections du XXème siècle.
Vivian Maier "prenait" tout, tout le temps. Même le contenu des poubelles, surtout le contenu des poubelles, peut-être. Tout ce qu'elle voyait, elle le visait avec son Rolleiflex.
Ce qui l'intéressait, je crois qu'au fond, ce n'était pas, ou ce n'était plus exactement la photographie. Avait-elle été dédaignée, manquait-elle d'argent pour payer un laboratoire ? Peut-être, mais je crois que ces motifs "circonstanciels" ne peuvent expliquer la profusion presque infinie de ses clichés, à une époque où il fallait aussi acheter les pellicules. Je crois qu'à un moment, elle est tout simplement passée à autre chose. Pour la photographie, elle n'avait plus le temps. Ce qui l'intéressait, ce qui l'obsédait, ce qui était vraiment devenu urgent, c'était le cliché lui-même. L'acte du déclenchement, cette façon de ranger dans le cadre parfait du viseur l'objet, le paysage, le personnage, enfin posé, dans son ordre éternel, comme au coeur d'une cible.
Entasser les clichés, de les coucher dans ses cartons, comme elle entassait les timbres, les journaux, les déchets de toutes sortes, et de les traîner avec elle de garage en garde-meubles, et de gare en désastre, jusqu'au bout du voyage.
Epingler comme papillons, dans ses piles, ses cartons, ses valises, dans ses dizaines de milliers de cadrages attrapés au filet, le monde le monde le monde entier qui s'enfuit avec nous.
Les développer, les regarder, après tout, c'était à nous de le faire. Après.
Je crois qu'elle seule, finalement, l'a vraiment rêvé, et l'a peut-être réalisé, ce rêve insensé dont la photographie n'est sans doute que l'imparfaite réalisation :
Poser dans le viseur, en équilibre enfin, le grand chaos du temps, attraper en plein vol l'instant qui veut se perdre. Follement, obsessionnellement, coucher toute une vie dans la nuit de ses négatifs, comme une collection d'ailes mortes enfouie dans l'ombre d'un vieux muséum
pour sauver, à jamais, tout au fond du tiroir,
la poudre chatoyante,
l'enchantement toujours vivant
unique
palpitant
somptueux
du Regard.
Vivian Maier
Et ici la bande annonce du documentaire A la recherche de Vivian Maier