Pierres vives
Visiter le château de Chambord en plein mois de décembre, c'est oublier l'envolée vers le ciel des clochetons légers, oublier les perspectives immenses sur les chemins géométriques et les canaux miroitants, pour se confronter aux pierres.
Je n'avais jamais remarqué à quel point elles parlent et appellent, dans ce vieux château des courants d'air. C'est, de mur en mur, un incessant bruissement de noms et de dates, inscrits partout, tatoués en graffitis si denses et obstinés qu'ils sont comme une deuxième peau posée toute vivante sur les écailles éteintes de l'ancienne salamandre.
Je les ai salués au passage, un par un, comme des camarades d'aujourd'hui, ces inconnus d'autrefois qui burinèrent un peu d'éternité sur le tuffeau des rois.
— Merci, Drouauto de 1841, qui pris soin de poser la virgule pour t'adresser à nous.
— Salut, Hillaire Renard de 1694 veillant droit et stoïque comme un soldat romain.
— La paix soit avec toi, Houblon de 1687 resté planté tremblant sur le tuffeau rongé comme tige fanée sur la plaine d'hiver.
— Et toi, Bigot de 1797, et toi encore, Jules de Trist, adieu, adieu à vous, néoclassiques et raides comme des fauteuils directoires.
— Bien le bonjour, Bourat de 1659, toi le valet, l'humble laborieux qui savais si peu écrire que tu traçais tes chiffres à l'envers - mais si profond.
Un "graffiteur" du passé vaut-il mieux qu'un "tagueur" d'aujourd'hui ? Est-il plus insensé de vouloir tracer sur la pierre d'un château un nom qui doit mourir que de poser sur l'eau d'un marécage un grand château de pierre fiévreusement couronné de F et de salamandres galopantes ?
Je ne sais pas. Mais je n'ai pas pu m'empêcher en lisant sur les pierres du château tous ces noms d'hommes encore si proches et si vivants, de penser à celui qui refusait d'inscrire dans son "livre de vie "les "bâtisseurs de pierres mortes". Et qui disait : "Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes."